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Une guêpe sur ta bouche


par Marie-Jo Menozzi
le 18 décembre 2022

Une guêpe sur ta bouche

Marie-Jo Menozzi
21 novembre 2022

Une guêpe s’est posée sur ta joue.

L’été 2022 a été « une année à guêpe », comme on dit et ce fut un sujet de discussion très présent partout, au camping et autour de sa piscine, au marché, sur les étals de pêches et de tomates, à la terrasse du bistrot.

La guêpe fait partie des insectes que l’enfant n’aime pas, elle pique et cela peut être douloureux. Malo, qui nous dit s’être plusieurs fois fait piquer, nous le confirme. Quant à Lou, elle en a un peu peur, et se met à crier et courir dès qu’elle sent une guêpe dans son entourage immédiat. Laure, adulte, ne s’enfuie plus comme une enfant, mais n’aime pas entendre une guêpe voleter autour d’elle. Ça la rend nerveuse et aux aguets. Une guêpe dans l’habitacle de la voiture est bien angoissante, à voleter autour du conducteur, au risque de lui faire commettre une erreur de conduite, lâcher le volant pour la chasser, céder à la panique…

Dans le folklore breton (Daniel Giraudon, Le folklore des insectes et autres petites bestioles, ed yoran Embanner), abeille et guêpe sont deux proches cousines, la première du côté du bon dieu, la seconde du côté du diable. La guêpe est plutôt classée du côté des insectes mal aimés, dans le trio infernal des étés avec les moustiques et les mouches ; insecte jugé nuisible parce qu’il ne produit rien qui nous est utile a priori, et qui peut faire des piqûres douloureuses voire dangereuses.

Bien que l’animal soit petit, la présence d’une guêpe autour de mon corps peut vite être anxiogène, provoquer une réaction réflexe de dégoût si lui prenait l’idée de se poser sur un coin de moi. Les premières réactions qui me viennent, que je peine à canaliser, sont faites de peur, de surprise, d’anxiété, et si elle me piquait, se jetait sur moi ? Appelait ses copines pour venir m’anéantir ?

C’est sûr, la présence d’une guêpe peut être une source de danger, si elle se coince entre le conducteur et le siège de sa voiture, si elle tombe dans le verre qu’on boit et qu’on l’avale par mégarde, qu’elle se mette à nous piquer à plusieurs et qu’on est allergique, ou encore si on est attaqué par un essaim dont on a mal détruit le nid. Les médias sont riches d’exemples extrêmes de ce type. Mais à part cela ?

La guêpe marche sur ta peau, à la recherche de quelque pitance.

Quand j’étais enfant, l’avenir d’une guêpe se posant sur le melon du pique-nique était compromis si elle faisait cela sous le regard de mon père. À coup sûr il cherchait à l’écraser, montrer qui est le plus fort et qui domine. Vlan un coup de torchon. Splach un deuxième parce qu’elle s’est échappée et est vraiment énervante. L’animal, idéal pour laisser passer sa colère, procurait une bonne raison pour être agacé.

Lentement, elle se dirige vers ta bouche, tout en furetant à droite et à gauche. Qui d’autre qu’un rêveur endormi peut laisser une guêpe se déplacer sur sa bouche ? Un entomologiste éveillé peut-être, un connaisseur en tout cas, ou quelqu’un de joueur.
Mon point de vue sur les guêpes a changé le jour où j’ai rencontré un entomologiste qui m’a tout raconté, enfin ce qu’il savait, de la vie des guêpes. Il est du genre à laisser un nid de frelons (genre une grosse guêpe qui semble encore plus velue) au-dessus de l’entrée de sa maison, alors qu’il est père de famille. Inconscient, penseront les ignorants. Écolo et respectueux de la nature pour ceux qui la connaissent à travers leurs études scientifiques, diront d’autres. Question anthropologique. La distance que nous entretenons avec les guêpes est-elle liée au niveau de connaissances que nous en avons ? C’est peut-être une question de juste place, comme le constate Isabelle Mauz pour les animaux sauvages en montagne (Isabelle Mauz, 2002, « La conception de la juste place des animaux dans les Alpes françaises », in Espaces et sociétés, 2002/3, n° 110-111). Un animal comme le loup peut très bien être toléré, à partir du moment où il reste à sa place dans la montagne et qu’il ne vient pas dans les espaces utilisés par les humains, notamment pour les élevages de moutons.

Une éducation écologique m’a appris une autre relation à la guêpe. Bien que je la trouve effrayante, je cherche à l’écarter, à m’en éloigner, mais pas à la tuer. Elle a autant le droit de vivre que moi, me dis-je, et fait partie d’un ensemble où elle a toute sa place. Je dois apprendre à vivre avec elle, même si ce n’est pas facile. Comme première expérience, j’ai laissé un nid de guêpes sur la terrasse de la maison, installé dans le moyeu d’une roue de charrette. La société est petite, je compte au maximum 10 guêpes installées sur leur nid de papier composé de quelques alvéoles. Je n’ose pas trop m’approcher, celle qui est à l’entrée monte la garde et me regarde d’un air que j’interprète comme menaçant. On cohabite plutôt bien, chacun essayant de tenir sa place.

J’ai laissé refroidir le poulet dans mon assiette, un jour que j’étais fascinée par une guêpe qui, consciencieusement, découpait de ses mandibules un petit parallélépipède de protéine dans le morceau de blanc, et qu’elle a ensuite décollé avec entre ses pattes ce morceau de viande presque aussi gros qu’elle. J’ai compris ce jour-là que c’était ça son job, chercher de la nourriture pour ses petits, pas me piquer.

Si nous sommes parfois enclins à voir une ennemie en la guêpe qui volette, il n’est pas avéré que nous en soyons un pour elle, sauf si elle se sent en danger, elle ou son nid, ce qui peut alors la rendre agressive, ou quand elle est en chasse, mais je ne suis pas une proie à sa taille. Quand je regarde la guêpe qui défend son nid et qui m’observe, son allure guerrière m’ôte toute envie de venir plus près. Le message qu’elle m’envoie me semble clair : mieux vaut rester à distance et ne pas m’approcher. Mais son but dans la vie n’est pas de me piquer ni de m’attaquer quand elle tourne autour de moi. C’est faire preuve d’égocentrisme que de penser qu’elle ne rêve que de s’en prendre à moi. Je ne suis pas le centre du monde de la guêpe, c’est juste qu’autour de moi se trouvent des choses qu’elle cherche : de l’eau, de la confiture d’abricot, du poulet.

Quand Frank me raconte les guêpes, je comprends que dans une relation, on est toujours au moins deux. La guêpe ne va pas me piquer parce que cela fait partie de son essence, non, elle me pique parce qu’elle a été engagée dans une relation qui la pousse à cet acte. Mon coup de torchon quand elle a cherché à se poser sur le melon ne l’a pas tuée, juste énervée. Elle s’est sentie agressée, et c’est mon bras qui a été piqué.

Frank, comme tous les entomologistes j’imagine, et peut-être aussi les apiculteurs, fait partie de ceux qui n’ont pas de répugnance à tenir dans leurs mains araignées et autres invertébrés velus. Je me dis qu’il faut être un peu entomologiste pour laisser une guêpe se promener sur sa peau, sur son visage, sur sa bouche. Ou bien cévenol, comme ce berger qui parle de ses voisins, citadins hors sols qui, arrivés à onze heures du soir viennent taper à ta porte pour te demander d’enlever le nid de frelons contre la fenêtre de la chambre de l’enfant… ils voudraient pouvoir ouvrir la fenêtre. Ou comme ces enfants de la campagne, qui vivent avec ces guêpes en s’en inquiétant autant que d’une guigne pourrie. On a beau être apiculteur cévenol, on peut être aussi agacé par les guêpes qui animent un peu trop l’apéro dehors. Entre le pouce et l’index, il attrape au vol par le flanc ces importunes, les écrase et les balance plus loin.

Cela me fait penser à ce que raconte la sociologue Cécilia Claeys sur les moustiques, d’autres enquiquineurs, sur la manière dont ils participent à la construction de l’identité des Camarguais. Le vrai Camarguais, à la différence du touriste et du citadin, est stoïque face au moustique. C’est à ça qu’on le reconnaît, non seulement il sait s’en protéger, mais il sait aussi lui résister (Cécilia Clayes, 2002, « Les controverses relatives à la démoustication de la Camargue », in Espaces et sociétés, 2002/3, n° 110-111).

La guêpe s’envole, puis elle volète, tourne, s’approche à nouveau, recule et revient délicatement se poser sur ta joue. Ses ailes en mouvement créent un petit déplacement d’air, presque rafraîchissant en cet été de canicule. Je suis tentée de la chasser d’un geste de la main, mais je me retiens. Me revient en tête ce que nous racontait notre entomologiste préféré, et que tu as appris, comme une poésie que tu aimes à réciter. Ce n’est pas une déclaration de guerre qu’elle te fait quand elle se pose sur ton visage et se promène de la joue au nez, du front à la bouche. Rien ne sert d’essayer de l’écraser ou l’éliminer. Pour l’instant, elle n’est coupable de rien, si ce n’est créer des sensations sur ta peau avec ses pattes et la vibration de ses ailes.
La guêpe se promène sur ton visage, mais tu ne vois rien, tu sais juste qu’elle te chatouille, peut-être avec ses pattes, ou du fait de ses ailes qui vrombissent à toute allure. Ce que tu vois, c’est le visage médusé de l’autre, moi, regardant la guêpe déambuler sur ton visage comme un touriste sur une plage connue. Le contact est doux, me dis-tu.

Elle continue son exploration. Elle te chatouille, et cela plisse tes yeux. Elle n’est pas décidée à s’envoler. Au contraire, elle continue de fureter. Peut-être une trace de confiture à récolter au coin des lèvres. Ses mandibules mordillent. Elles aussi contribuent à ces picotements, qui te donnent envie de faire partir la guêpe. Mais ce n’est pas le moment, sait-on jamais, cela pourrait la rendre agressive. Et tu résistes, tu le ne fais pas, parce que cela t’amuse de voir la réaction des autres, qui ont du mal à supporter ce que tu endures… et toi tu ris bouche fermée. Ce n’est pas le moment d’ouvrir la bouche. Elle continue son exploration des lèvres, mais il n’y a plus de confiture, pas de rencontre avec une molécule de glucose. Elle continue de mordiller, mais ne récolte qu’une micro-goutte de sang. Ce n’est pas ce qu’elle cherchait. Dépitée, elle s’envole, continuer sa quête ailleurs.

Elle se dirige vers moi. J’ai bien entendu toutes les explications de Frank, j’ai bien observé la guêpe sur tes lèvres, et que cela ne t’a rien fait. Pas de douleur, pas d’oedème ni de gorge gonflée t’empêchant de respirer, juste une certaine fierté d’avoir fait ami-ami avec la guêpe, mais c’est plus fort que moi, ancré profondément dans mes gestes réflexes, je chasse cette guêpe qui veut se poser sur mon bras puis sur mon front. Mon intellect sait que la guêpe ne me veut pas de mal, mais mon corps ne veut rien savoir. Il se tend à l’idée de la guêpe à moins d’un mètre. Savoir ne suffit pas. Il est nécessaire d’expérimenter. Cela ne suffit pas non plus. Je cherche à te prendre en modèle, je pense à la guêpe qui chatouille et à ses ailes qui bougent très vite, puis me revient en tête son air menaçant à l’entrée de son nid. C’est plus fort que moi, je m’empare du torchon pour, au mieux, faire partir cette intrusive, au pire, la flanquer à terre définitivement. Je n’ai pas pu résister à l’envie pressante de zigouiller la guêpe, de remettre ce qui me semble un semblant d’ordre et de maîtrise dans mon environnement immédiat. Heureusement pour elle, je vise mal, et sans demander son reste, elle s’en va ailleurs. Soulagement de la voir partir, soulagement aussi de ne pas l’avoir anéantie. Le cœur léger, je m’en vais vers la piscine, chaussée de sandales. La chaleur a fait tomber les pommes précocement. Elles finissent de mûrir sur le chemin. Tout à coup, je ressens une douleur fulgurante au pied qui me fait lâcher le livre que j’ai en main. Une guêpe, quelle idiote, en train de croquer une pomme, s’est sentie inquiétée par mon approche et est étourdiment entrée dans ma sandale, sous la plante de mon pied. Cas typique de la guêpe qui ne pique que parce qu’elle se sent coincée et menacée…

Cette petite chose qui bouge, cet être vivant, trivial et emmerdant, fait force d’exemple. Se confronter à elle, penser la relation avec elle nous invite à modifier notre perception d’une nature souvent conçue comme a priori hostile… ou pas assez propre, à repenser notre relation au vivant. Non pas juste maîtriser à coup de battoir ou de poison, mais apprendre à cohabiter et à partager l’espace qui nous est dévolu en commun. On devrait tous être un peu entomologiste.

C’est dommage, je n’ai pas de photo de l’évènement. Il a été si rapide, si furtif. Le prochain été, je prévoirai et j’attendrai que la guêpe soit sur tes lèvres pour prendre une photo et immortaliser ce moment de relation intime entre l’humain et l’insecte.

La réponse de Frank

Je trouve ton texte touchant, évidemment, sur le plan personnel, mais aussi très intéressant pour moi en tant que "froid scientifique" qui a si peu l’occasion de comprendre le regard intime de personnes sur le petit monde qui nous entoure et notre propre relation avec lui... évidemment fort différente. Quand j’ai un contact avec un insecte, surtout s’il dépasse celui de la vision (dont je pourrai légitimement être un peu plus blasé que la moyenne de mes consœurs et confrères vu que mon métier tient en grande partie à rechercher un maximum de contacts visuels) - par le toucher, l’odorat, l’écoute... j’ai aussi mon cerveau et mon corps qui fonctionne un peu différemment. Quand le premier se met automatiquement en mode naturaliste (quelle est cette espèce ?) ou éthologue (qu’est-ce qu’elle est en train de faire, exactement ? Comment me perçoit-elle, elle-même ?), le second éprouve effectivement un frisson de contentement - la meilleure preuve pour moi que nous sommes des animaux, avant d’être (seulement) des humains ! Le réflexe de mon cerveau naît sans doute de la curiosité que l’on a tous, enfant, mais qui peut plus ou moins s’émoustiller avec l’âge ; il s’apprend, s’entretient... les quelques actions de sensibilisation et de transfert de connaissance que les naturalistes et scientifiques peuvent mener ont sans doute pour seule efficacité (parfois), si ce n’est pour objectif, de tendre à ce que ce genre de réflexe cognitif touche aussi, au mieux, lesdits sensibilisés ou informés. Apprendre aux autres (ou rendre aux autres) le frisson du corps, le bonheur du contact animal, par contre, on ne sait pas vraiment le faire. On est même souvent démuni par le fossé (sensoriel) qui s’est creusé entre le vivant et l’Homme... avec forcément l’idée qu’il se creuse encore de plus en plus, dans nos sociétés actuelles. Pour moi, ce sont plutôt des démarches comme les tiennes qui pourraient tendre à un quelconque résultat en la matière !