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Nous, Frangins d’Abdel


par Annick Madec
le 20 décembre 2022

Nous, Frangins d’Abdel

A propos du film Nos frangins de Rachid Bouchareb, sorti le 7 décembre 2022. Rachid Bouchareb a expliqué devant journalistes et critiques qu’il s’agit de révéler des histoires cachées en usant de la fiction pour raconter des faits réels : la mort de Malik Oussekine et celle d’Abdel Benyahia dans la soirée du 5 au 6 décembre 1986. Les prénoms des deux jeunes hommes figurent sur l’affiche du film. Rachid Bouchareb et Kaouther Adimi, co-scénaristes, ont travaillé à partir d’archives audio-visuelles, nombreuses en ce qui concerne la mort de Malik Oussekine. Les archives qui existent, pourtant, sur la mort d’Abdel Benyahia n’ont pas été exploitées, à l’exception d’un fragment qui démontre que les scénaristes avaient connaissance du documentaire produit par l’agence IM’média & Comité justice pour Abdel en 1988.
L’Atelier de sociologie relaie aujourd’hui la lettre ouverte rédigée par les frères Benyahia qui interroge la responsabilité de toutes celles et tous ceux qui racontent des histoires avec des "personnages réels cités en nom propre". Auteurs et autrices risquent toujours de faire parler leur propre histoire - donc de réécrire l’Histoire - en prêtant à des personnages les agissements de leurs proches. Rachid Bouchareb a ainsi déclaré qu’il avait, dans ce film, décrit son propre père et non celui d’Abdel, mettant ainsi en scène une opposition caricaturale entre les générations. Il a mis en lumière la solidarité étudiante, engagée moralement aux côtés de SOS Racisme. Mais le film ne peut prétendre raconter les faits réels en laissant dans l’ombre le Collectif pour Abdel, ancré au-delà du périphérique, qui exigeait vérité et justice et posait le racisme comme une question politique et pas seulement morale.

Annick Madec

Nous, frangins d’Abdel Lettre ouverte à propos du film Nos Frangins

Nous, frangins d’Abdelouahab Benyahia, dit Abdel, n’avons pas été concertés pour le film Nos Frangins, qui évoque les morts d’Abdel à Pantin et de Malik Oussekine àParis, tués par des policiers dans des contextes différents, la nuit du 5 au 6 décembre 1986. Et notre père n’a pas du tout été informé de ce projet de film. Or un des rôles principaux, joué par un comédien, est censé le représenter aux lendemains du drame. Personne n’a demandé l’accord préalable de notre père.

A titre de comparaison, Antoine Chevrollier, le réalisateur de la mini-série Oussekine diffusée en mai 2022, nous avait demandé l’autorisation de reproduire ne serait-ce que la banderole avec le portrait d’Abdel, ce que nous lui avons volontiers accordé.
Le réalisateur de Nos Frangins lui, reconnaît qu’il n’a pas associé les familles au projet, volontairement, qu’il a juste parlé au téléphone avec un d’entre nous, « mais très peu » (Entretien publié dans Regards n° 587, 17 novembre 2022).

C’est inadmissible, et nous tenons à le faire savoir haut et fort sur la place publique, sans préjuger depossibles poursuites pour atteinte à l’image ou à la réputation de notre famille.

Alors certes, il s’agit d’une fiction cinématographique, mais le cinéma ne permet pas tout et n’importe quoi, surtout lorsqu’il s’agit de faits et de personnages réels cités en nom propre. Est-ce par ignorance ou par choix délibéré que notre père apparaît dans cette fiction comme un personnage effacé et hagard, qui subit et accepte sans broncher les injustices, contrairement aux jeunes ? A travers cette caricature, le réalisateur prétend tracer un portrait représentatif des immigrés de la première génération qui d’après lui rasaient les murs. C’est stéréotypé, indigne et surtout, nous concernant, complètement faux ! On ne peut pas généraliser ainsi.

La singularité de notre père, c’est d’avoir pris la parole très tôt et d’avoir manifesté à chaque fois dans le cortège de tête. Même si on s’est réparti les tâches, il a suivi les événements de bout en bout. Photos et images vidéo l’attestent : dès le lundi 8 décembre 1986, notre père intervient publiquement lors d’une conférence de presse transformée en meeting improvisé à La Courneuve, tout en brandissant le portrait d’Abdel. Le lendemain, il est à la tête de la manifestation partie de la cité des 4 000 où nous habitions alors, et qui ira jusqu’aux Quatre Chemins, sur le lieu du drame.
Toute la famille y participe. Avec notre maman, bien sûr !

Pourquoi dans cette fiction, notre famille réunie est-elle si absente ?

Par ailleurs, le réalisateur prétend que la rencontre entre la famille de Malik et la notre « n’a pas existé » (cf. entretien avec Rachid Bouchareb et Kaouther Adjimi in dossier de presse du film), mais qu’il la suscite grâce à sa fiction. Encore une fois, c’est faux. Différents membres des deux familles se sont bien rencontrés à plusieurs reprises, par exemple lors de réunions ou de meetings du Comité Justice pour Abdel. Et dès nos premières manifs, nous avions une grande banderole qui disait « Abdel, Malik, plus jamais ça ! ». Puis nous avons défilé ensemble lors d’une manifestation à Paris, un an après, derrière la banderole « Nous n’oublions pas ». D’autres familles aussi étaient présentes, dont celles des blessés victimes de la répression policière des manifestations étudiantes contre le projet de réforme Devaquet.

Enfin, l’opposition sociale entre nos deux familles, sous-entendue par ce film, est grotesque. Le grand frère de Malik est présenté comme un jeune entrepreneur à belle allure qui sait tenir tête à l’inspecteur de police, tandis que nous autres sommes réduits à la caricature d’un gamin de banlieue à la révolte erratique. Pourtant, avec les Amis d’Abdel et le comité, avec les avocats aussi, nous sommes restés mobilisés jusqu’au bout, dans une dynamique collective dont nous sommes fiers.

Nous avons ainsi obtenu, entre autres, la requalification du meurtre d’Abdel en homicide volontaire, l’incarcération puis la condamnation du policier à sept ans fermes. Nous savons que cela ne suffira pas pour que les crimes cessent. Mais, plutôt que de débattre sans fin sur la lourdeur appropriée de la peine, rappelons le message public de notre père à la fin du procès en novembre 1988 : « Mon fils est parti. On est là pour les vivants, on est là pour que d’autres policiers ne tirent pas encore » (Déclaration dans le post-générique du film Abdel pour Mémoire,
réal. Agence IM’média & Comité Justice pour Abdel).

Nos Frangins n’apporte aucune révélation, aucun élément nouveau dans l’affaire Abdel, soit disant cachée ou oubliée. Ce film de fiction permet peut-être d’en reparler au grand public, mais cela au risque d’une distorsion des faits et de la défiguration de ses protagonistes. Il passe notre mobilisation à la trappe. Sans doute a-t-elle été trop indépendante par rapport à certaines organisations qui ont échoué dans leur velléité de nous instrumentaliser et qui, avec ce film, tentent de recommencer ! Mais ils n’effaceront pas nos traces. Notre mémoire est là, intacte, et nos archives aussi.
Nos tracts, photos, bandes sons, vidéos etc. sont disponibles pour les gens intéressés et pour les générations futures. Vous pouvez d’ores et déjà les consulter.

La Courneuve, 2 décembre 2022
Contact Frangins d’Abdel :
Moustafa Benyahia
port : 06 66 74 49 15
razwet@gmail.com

https://www.youtube.com/watch?v=UwJrMapSC3c