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Des récits de papier aux récits 2.0





Nicolas Jounin, Le caché de la poste


par Jean-François Laé
le 29 octobre 2022

Nicolas Jounin, Le caché de la poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 384 p., 20 €

Le voilà en tournée dans des HLM ordinaires du nord de Paris. Il passe et revient sans cesse, le nez collé aux boites aux lettres, devant lesquelles il reçoit demandes et plaintes : « vous n’êtes pas passé hier ? Et mon recommandé ? ». Sur la photographie sociale du quartier, Nicolas Jounin se tient droit près du gardien d’immeuble, des dépanneurs d’ascenseurs et des égoutiers, avec derrière lui les pompiers, la police municipale et les services d’urgence.
Le facteur Jounin est attendu à chaque carrefour, dans chaque hall d’immeuble. Un œil pour déchiffrer les noms, l’autre pour sélectionner les enveloppes, petits paquets, publicités, et quelques recommandés. Nous pédalons avec lui entre les immeubles, à chercher la bonne entrée, à regarder sa montre pour ne pas « être à la bourre », à vérifier si cette lettre mal orthographiée ne se rapprocherait pas de ce nom.
La tournée de quoi ? « Dans l’immense cité des Sauterelles, les allées sont tortueuses, traversent des pelouses et des parkings, dans des agencement sans repères. Il faut connaître au préalable le tracé imaginaire qui relie telle ou telle tour à telle autre, pour comprendre la logique de l’adressage. Le métier de facteur veut qu’une partie des compétences résident dans la connaissance que l’on a acquise d’un quartier. »
Sa hantise ? Le courrier non distribué. Les erreurs de numéro, de nom, la boite introuvable ! Le « rebus » qu’il faudra reclasser au retour – entendez les lettres non distribuées. Le facteur Jounin se retrouve avec des dizaines de lettres à la main, pour de mystérieux habitants, errant devant un gros millier de boites ! Désabusé, il va demander aux habitants qui attendent dans le hall.
Chaque métier a sa scène archaïque. Pour le facteur, c’est le piège des devinettes. « Vous connaissez Monsieur Bensaïd, un rappel d’une amende, ça se voit. – Il a disparu ? » « Et Linda Massar ? – C’est une nièce de passage au huitième étage. Mettez ça là dans cette boite. »
Le facteur fronce son nez sur les étiquettes gommées, raturées ou mal recollées. Certaines d’entre elles bâillent. D’autres sont sans nom. Logement vide ? D’autres encore affichent trois ou quatre noms. Une adresse de complaisance ? D’une main hésitante, il glisse l’enveloppe. Faut pas traîner.
Car l’horloge tourne. Six minutes dans ce hall, c’est trop. Le responsable de l’organisation des tournées l’a répété cent fois : « La durée moyenne d’une tournée dure 3 heures, 43 minutes et 59 secondes ». Notre facteur regarde sa montre. Jounin mettra 8 heures. De quoi être furieux. Que va-t-il faire de ce « rebus », ces enveloppes sans destinataire ? Faut-il refaire entièrement le hall d’à côté ? revisiter les étiquettes peuplées de noms presque illisibles ? « Mais ce sont des hébergés provisoires, parfois des étudiants qui changent d’adresse suivant leurs études ! » C’est la panique. Et que dire lorsqu’il faut distribuer dans un centre commercial des magasins dont l’enseigne ne correspond jamais aux noms !

Avec le livre de Nicolas Jounin, nous voilà en train de découvrir de quoi est fait ce métier, avec ses petites angoisses, la tension de mal faire, la responsabilité d’une lettre qui doit arriver car elle peut délivrer un message important, les restes en fin de journée, les lettres recommandées sans destinataire. Chaque tournée est inquiétude. Car chaque jour, revenir avec des dizaine de lettres, c’est s’assurer des ennuis, du boulot en plus, un classement à refaire après coup. Et ça barde entre collègues ! Les accusations pleuvent sur les « courriers planqués », non délivrés ou perdus.
D’autant plus si l’on vous change de tournée chaque mois. Car il faudra à nouveau essayer de décrypter le bon cheminement pour passer entre les adresses, trouver des boites qui parfois sont derrière des portails, chercher le fameux badge pour ouvrir le hall d’une copropriété bien protégée, tourner derrière le hall des poussettes pour se glisser sur la face arrière du bâtiment. Le gardien de l’immeuble n’est pas présent pour la clé de sécurité, la grande boite pour accueillir les paquets ? – « J’en fais quoi des paquets ? »
À nouveau, notre facteur apprend les astuces du métier, avoir quelques numéros de téléphone de gardiens, bien vérifier ses « badges vigik » avant de démarrer son vélo électrique, s’assurer que le collègue ne mélange pas sa tournée avec la vôtre ou qu’il ne s’est pas trompé de badge. C’est la guerre des badges perdus, égarés, envolés à cause d’une équipe précédente, non validée par la direction. Ah, les clés !
Pour les 70 000 factrices et facteurs de France, dont plus de la moitié sont maintenant dans un emploi à durée déterminée, sous contrat privé depuis 2010, c’est le logiciel baptisé « Metod » qui découpe chaque tâche en minutes et secondes. Une science que Nicolas Jounin décortique au millimètre près, pour montrer qu’elle est la source première de tous les conflits, des tournées supprimées, des milliers de démissions, des accusations entre collègues, envers les cheffes, et réciproquement. Toute l’architecture du modèle est discutée dans un échange imaginaire avec Taylor, les implicites du scientific management, les normes et les cadences, le temps de chaque geste. Un vrai juge de paix pour apaiser les conflits sociaux. Mais rien n’y fait. L’horloge ne tient pas la route que nous venons de faire.
Car c’est bien le temps et sa mesure qui est au centre de ce livre. Quelques milliers de tournées multipliées par 3 heures, 43 minutes et 59 secondes, ça fait combien ? La réponse, c’est un nombre précis d’emplois. Or, expérience faite par Nicolas Jounin, ces durées théoriques se révèlent souvent irréalistes.
On découvre que La Poste est devant une équation intenable : il y a de moins en moins de courrier, mais de plus en plus de destinataires à desservir. En dix ans, nous sommes passés de 18 milliards à 9 milliards d’objets distribués par an. Or, le nombre de boites aux lettres à desservir est passé de 33 millions à 44 millions pendant le même laps de temps. C’est le grand écart ! La quantité de travail augmente alors que le volume des lettres diminue. Il en découle un impératif : obtenir davantage de travail disponible. En réduisant le nombre de tournées, en allongeant les circuits, en abandonnant certaines rues, en resserrant la durée théorique d’une tournée, en réduisant les effectifs, en jouant sur les statuts précaires.
Et en faisant tourner les algorithmes, en découpant par des logiciels les trajets en boites/temps, en changeant l’organisation du travail au gré des nouvelles prescriptions et des nouveaux modèles de calcul. Chasser « le temps parasite », toutes ces espèces de discussions avec les usagers, qui font perdre des sous. On ne discute plus, mais il faut vendre de l’assurance. On ne cause plus, mais il faut chercher de nouveaux abonnés pour la Banque postale ou pour le « service aux personnes ».
Et la roue tourne inexorablement : plus il y a de précaires, plus les savoir-faire s’effacent, plus la mémoire des lieux est raturée, plus le brouillard s’épaissit, et plus un nouveau personnage apparaît au loin, celui qui livre les repas à deux euros la course, qui pédale de toutes ses forces pour tendre son paquet à son destinataire. Vous le voyez, ce personnage qui – sans prévenir – est apparu sac au dos vert ou bleu, disponible jour et nuit, dès que nécessaire ? Ce livre nous fait sentir irrémédiablement ce moment.

Avec l’aimable autorisation de En attendant Nadeau