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Mère et fille au marché


par Danielle Champion
le 26 octobre 2022

Mère et fille au marché 1957 (?)

par Danielle Champion

Aucun souvenir de ce jour-là. La photo a été prise par un amateur, le format en témoigne. Mais qui ? Pas un familier qui nous aurait accompagnées car, dans ce cas, nous aurions posé. Sur toutes les photos de cette époque qu’il m’a été donné de voir, on prend la pose, voire on esquisse une mise en scène.

Ce matin-là, maman et moi, nous avions dû prendre le car Martin pour nous rendre à Bourges, la « grande ville » à une vingtaine de kilomètres du village. L’unique voiture de la famille était réservée à papa pour son travail de menuisier et ses déplacements de musicien les samedis et dimanches et puis maman n’avait pas le permis. Elle le passera dix ans plus tard, trouvant, au volant de sa voiture, une liberté jusqu’alors inconnue et grisante.
Rien que nous deux, circonstance exceptionnelle. Pourquoi avais-je bénéficié de cette escapade ? Maman avait quatre (ou déjà cinq ?) filles qui la retenaient à la maison la plupart du temps. Un rendez-vous médical chez l’oto-rhino ? S’agissait-il de m’acheter un vêtement « de confection » aux Nouvelles Galeries ou chez Aubrun ? Les prix des boutiques ne nous étaient pas accessibles et d’ailleurs, maman nous fabriquait elle-même robes et vestes à chaque saison. L’achat d’une robe d’été rose chez Alphonsine Couture pour mon entrée à l’École normale d’Institutrices dut être si extraordinaire que j’ai encore l’image de l’essayage et la sensation de vague honte éprouvée à l’énoncé du prix.
Nous portons l’une et l’autre au bout du bras un sac à provisions identique, en cuir, de ces sacs assez grands, plutôt « logeables » comme on disait alors, que leur usage domestique privait du titre de « sac à main ». Il me semble que son aspect utilitaire me rebutait et que j’étais un peu gênée d’arborer cet accessoire sans doute emprunté à ma grand-mère. Mais, en fait, y avais-je prêté attention ? Je ne sais pas à quand remonte le souci de mon image. Un repère pourtant : pour mon entrée à l’internat en 6ème, j’allais avoir onze ans, il a fallu me constituer un trousseau sans trop dépenser. Ma marraine avait donné une de ses robes d’un jaune moutarde tout à fait haïssable. Il a fallu l’ajuster. De plus, la jupe, à la ligne très travaillée, était constituée d’une multitude de lés étroits, les séances d’essayage m’ont donc vue perchée sur une table, sommée de tourner sur moi-même pour que mademoiselle Julien, la vieille demoiselle couturière, pose ses épingles. Ulcérée et fatiguée, j’ai même simulé un léger malaise pour obtenir une pause. J’ai détesté cette robe et les vêtements de seconde main, et tiens, ma marraine avec.
Quel âge avais-je sur cette photo ? Onze ou douze ans ? Je porte ce jour-là la veste de ratine rouge que j’ai tant aimée. Maman, elle, a un tailleur noir cintré qui la vieillit mais sied à sa silhouette fine. Est-elle en deuil de mon grand-père paternel ? Moi, j’ai porté le rituel brassard noir sur mon imperméable réversible bleu et gris, pas seulement le jour de l’enterrement mais aussi de retour à la pension, sans doute, même si je n’en avais pas vraiment conscience, pour retenir l’attention et apitoyer mes copines, me rendre « intéressante », mystérieuse aussi. La cause du décès, le suicide, ne devait pas être dite, je l’avais deviné sans le comprendre. J’ai donc douze ans. Mais oui, mes cheveux sont tirés. En 6ème, on me les avait fait couper.
On est sans doute à la fin de l’été, il fait frais ce matin-là, les gens portent un vêtement chaud mais ma jupe est légère et mes chaussures blanches. Il semble même que maman ait les jambes nues. Le soleil découpe nos ombres sur les pavés. La voie est large, on y déambule, on y bavarde en toute quiétude, comme le font ces dames à l’arrière-plan, le panier à la main. Devant elles, une vieille élégante enchapeautée, marche, en noir elle aussi, le sac à main à son bras replié, une citadine peut-être. Maman et moi, nous marchons d’un bon pas, les sacs sont encore vides, le but de notre expédition n’est donc pas dans ce marché de rue. Nous marchons du même pas, indifférentes à l’inoffensif cycliste qui s’apprête à nous dépasser, trahi par l’ombre de son buste derrière moi et l’arc de roue tout près de maman. J’entends le timbre grêle du vélo et revois le petit avertisseur chromé que mes doigts de petite fille aimaient à caresser mais échouaient à faire chanter, tant la manette leur résistait.
Facétieux, le soleil a fondu nos deux ombres en une étrange silhouette filiforme et bossue d’où émerge mon pied chaussé du curieux soulier pointu et talonné d’une sorcière de conte. Deux ombres en une... notre attachement si profond dans les dernières années de sa vie, mon propre visage qui, maintenant, se modèle sur le sien au fur et à mesure que je vieillis. Comme notre expression était différente à cette époque ! Ses traits parfaits, son sourire à peine esquissé, presque timide, naturellement avenant. Sa fille marche tête en avant, l’air renfrogné, presque agressif. Est-ce que je manifestais déjà cette difficulté à accepter l’intrusion de l’autre, de l’inconnu, aussi bénigne et bienveillante soit-elle ? Je retrouve ici l’expression plutôt revêche de mon grand-père Valtaire, le taiseux, sur certaines photos et celle de son fils aîné, mon père, aux mauvais jours de mélancolie.
Un détail enfin : le soleil qui strie la manche gauche de ma veste de bandes lumineuses laisse dans l’ombre nos deux mains. J’aime à croire que la sienne tenait la mienne et que ce jour où j’échappais à l’exil de la pension, j’ai pu avoir conscience de ma chance.