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Des récits de papier aux récits 2.0





Maisons

par Nolwenn & Klervi
le 8 juillet 2019

Aller « sur le terrain », décrire, interroger, discuter pour tenter de comprendre, dire et écrire les mondes sociaux. C’est à cette expérience que se sont prêtées Nolwenn et Klervi qui sur le mode du récit, nous font part ici de ce qu’elles ont vu, entendu, compris, pensé comprendre de cette « maison pour les femmes » qu’elles ont découvert cette année. Récits à la première personne et morceaux de récits de vie, récits descriptifs ou hypothétiques, récits analytiques, ancrés toujours dans l’expérience du chercheur en train de chercher et de celle des personnes rencontrées.
Ces textes prennent appui sur l’expérience ethnographique de leurs auteures issue du cours de première année de Licence de sociologie, à Brest, intitulé "Méthodologie compréhensive" et assuré par Mélanie Duclos et Sophie Hellegouarch. Ils ont fait l’objet d’un travail de relecture par le comité mixte (enseignants-étudiants) des socionarrateurs de l’Université de Rennes 2.

La maison
Nolwenn

Vous êtes dans la rue Victor Hugo. En descendant, vous tournez à gauche après la Brioche Dorée, en direction de la rue Léon Gambetta, que vous remontez. Vous tournez à droite. Puis vous poussez les grandes portes vitrées. Vous êtes arrivée. Bienvenue à La Maison pour Toutes. Cette grande maison à l’allure moderne, dont les murs sont parsemés de dessins et d’affiches militantes en faveur des femmes et de leurs droits, sera le lieu de rencontres en tout genre.
« Prostitution : ce qui est choquant, ce n’est pas le sexe, c’est l’argent. »
« Les femmes veulent l’égalité réelle : alors qui conduira les enfants à la crèche, chez le pédiatre, au judo, aujourd’hui ? », disent les affiches.

Une femme vient à notre rencontre. Elle s’appelle Janine, elle a potentiellement une soixantaine d’années. « Je suis une femme féministe trotskyste à l’extrême gauche révolutionnaire. » (Ok, elle ne vous aborde pas tout à fait comme ça, mais presque).
C’est donc ainsi que se décrit Janine, une femme née le 17 avril 1957 en région parisienne. Entrainée par ses parents et ses soeurs, dès le plus jeune âge, dans diverses manifestations très engagées, elle apprend rapidement l’urgence et les codes de la lutte notamment féministe. Grandissant, elle multiplie les engagements politiques et associatifs. Elle côtoie de ce fait de grandes figures politique, Simone Veil, François Mitterand, Jack Lang, élargissant toujours plus son champ de lecture, de connaissances, ouvrant son esprit à des réflexions de plus en plus larges. En 1997, elle vient s’installer à Thonon-les-Bains car sa mère, malade, requiert sa présence dans la province bretonne. Ce déplacement, limitant les accès aux engagements parisiens qui lui tenaient tant à coeur, lui offrit une possibilité nouvelle : celle d’être la première de toute la région bretonne à proposer aux femmes un espace d’accueil et d’écoute, ici, à Thonon-les-Bains, en ce quartier calme qu’est St-Jean.
Tout ce que je vous raconte là, je viens de l’inventer. Mais cette histoire pourrait être celle de Janine, qui est bien à l’origine de la naissance du lieu dans lequel vous vous trouvez, et le personnage que vous vous imaginez maintenant est sûrement assez fidèle à celui que j’ai en tête (qui est une vraie personne, quand même). Les éléments que je peux vous donner, et qui sont vrais dans la mesure où c’est Janine elle-même qui me les a donnés, sont les suivants : elle est issue de la classe populaire, elle ne sait pas cuisiner, mais elle aime boire des coups avec des copains, elle a toujours été indignée par les inégalités.
Janine, à l’école, est marquée par les inégalités quand ses camarades peuvent se permettre d’offrir des cadeaux à la maîtresse et pas elle.
Janine, au travail, est marquée par les inégalités de traitement entre les hommes et les femmes (ou pas, ai-je inventé ce souvenir ? Le premier est certifié authentique).
Toujours poussée à lutter contre les innombrables combats, l’infatigable Janine nous offre un portrait de femme énergique, militante, touchante.
Elle vous fait visiter la maison dans laquelle une dizaine de femmes s’activent. Ça sent le chou-fleur et le potage. Ah oui, on est mardi, c’est le jour de l’atelier cuisine. L’atelier cuisine, c’est un groupe de quatre, cinq femmes qui préparent le repas pour les autres femmes qui souhaitent déjeuner à la maison avant la réunion. La réunion, c’est les femmes qui se retrouvent pour discuter du fonctionnement de la maison, de l’organisation des événements. Toujours des femmes, seulement des femmes. Vous n’observerez jamais que des femmes, hormis en de rares occasions (j’en ai vu une fois, après la manifestation du 24 novembre ; ils préparaient la soupe et le vin chaud pour le pot qui regroupait tout le monde à la maison). Le cauchemar des misogynes.
« La Maison pour Toutes, un lieu de rencontre en tout genre, alors ? », me direz-vous. Ahah, bien vu. Un lieu de rencontre en tout cas, on peut le dire.
« L’objectif, c’est d’accueillir des femmes et de créer du lien social. Y a aussi un objectif d’amener des personnes vers des cultures comme le théâtre, la danse, les arts... auxquels elles n’ont pas forcément accès mais voilà, de manière simple et de pas faire ressortir les clivages sociaux quoi. », vous dira Lisa.
Lisa, qui est une femme brune, qui s’habille simplement, qui est paysagiste et qui n’a « pas besoin financièrement d’en avoir beaucoup plus du boulot », mère de deux enfants, qui vit dans une maison avec sa famille et son compagnon... Vous la retrouvez pour un entretien d’enquête, elle porte un petit pull gris, une jupe noire, un petit foulard à motifs jaunes, bleus, blancs.
Elle semble évoquer un chemin « normal » pour intégrer le collectif de femmes, qui n’est pas le sien ; c’est-à-dire qu’elle n’est pas venue pour l’association mais pour un service que proposait l’association. Elle vous raconte alors que, guidée par une amie, elle est venue chercher un bureau pour y établir ses activités de paysagiste, en n’ayant aucune connaissance de l’association auparavant.
Il y aurait donc, selon Lisa, deux façons « normales » de faire son entrée à la Maison : quand on est accueillie, que l’on vient pour discuter de ses problèmes, ou tout simplement pour trouver des personnes avec qui faire des activités, « créer du lien social ». Ou bien quand on veut accueillir, aider des personnes, des femmes en l’occurrence. Le principe étant que tout le monde participe de différentes façons à faire vivre le lieu : participer aux réunions, à l’organisation d’évènements, à l’accueil, aux activités... Ceci explique l’insistance de Janine, quand vous êtes arrivée sur le terrain, pour que vous participiez aux activités de façon ponctuelle, et que nous assistiez aux réunions.
La maison vous apparaît alors comme un lieu voulant réduire les inégalités, voire les détruire, accessible à toutes, pour toutes, quel que soit l’âge, la situation sociale...
Mais alors, vous ne pouvez vous empêcher de vous retourner sur la tablée de femmes, au coeur de la maison, et d’établir ce constat : personne n’a l’air d’avoir le même âge que vous, étudiante en première année. Les femmes les moins âgées semblent atteindre les 25 ans. Cela veut-il dire qu’en dessous, on n’est pas intéressée par un lieu d’échange entre femmes ? De la même façon,
toutes les femmes de toutes les situations sociales sont-elles intéressées, et dès lors, présentes à la maison pour toutes ?
Vous regardez alors Cathy, artiste, habitante à la maison, qui a entre 45, 50 ans ; vous regardez Léa, comédienne, qui travaille en tant que serveuse de temps en temps, 27 ans. Votre regard défile et s’arrête sur les visages des femmes attablées :
Julia, 26 ans, mère d’Emile, 2 ans, camerounaise, qui ne travaille pas et attend pour avoir ses papiers et reprendre ainsi ses études en marketing ; Rose, ostréicultrice, habitante également, 30 ou 35 ans ; une femme dont vous ne vous souvenez plus le nom, qui vous a dit être secrétaire à la retraite, et qui paraît avoir entre 40 et 45 ans ; Elya, que vous avez ramenée après la soirée du 8 mai dans le logement où elle est accueillie, qui est marocaine, qui attend des papiers et un permis de travail, et qui doit avoir entre 30 et 35 ans ; Latifa, 45-50 ans, qui attend ses papiers et qu’on voit rire tout le temps pendant les réunions ; Josiane, qui autrefois était intermittente du spectacle, qui a entre 50 et 55 ans.
Cette observation vous suffira-t-elle à dresser un profil-type de la femme qui vient à la maison ? Quelles que soient les conclusions que vous allez en tirer, seront-elles représentatives des femmes présentes à la maison ?

Une maison pour les femmes
Klervi

La Maison est située dans un quartier qui semble plutôt calme mais qui est à proximité de la rue principale de la ville où se trouvent les commerces, et où passe le tramway. Elle paraît donc assez accessible.
Lorsque je suis rentrée dans la Maison, j’ai d’abord remarqué les affiches sur la porte puis sur les murs – blancs – de l’entrée, dans laquelle il y a des sièges et une table basse sur laquelle sont posés des prospectus. Le bureau d’accueil se trouve vers la gauche. La première fois que j’y suis allée, Christine était là, mais je n’ai que très rarement vu quelqu’un dans ce bureau en entrant. Il m’a alors fallu traverser un petit couloir afin d’aller jusqu’à la salle principale pour trouver quelqu’un. Dans cette salle, il y a une grande table – ou un assemblage de tables – entourée de chaises dépareillées sur lesquelles j’ai la plupart du temps vu les femmes assises, que ce soit pour les repas, pour les réunions, ou juste pour discuter, dans l’attente ou pas. Mais j’ai aussi vu des femmes dans la petite cuisine, derrière la table, simplement séparée du reste de la pièce par un meuble bar, elles y préparent le café, le thé ou surveillent la cuisson d’une compote. Elles y cuisinent parfois plus longuement, pour l’atelier du mardi matin ou pour des événements.
Dans cette salle, il y a aussi un espace avec des fauteuils, mais que je n’ai vu utilisé que rarement. Ainsi qu’un grand tableau noir où sont inscrites toutes les activités de la semaine et des espaces, avec des petits tirets, pour pouvoir s’inscrire dans ces activités. Et, à côté de la cuisine, un autre tableau, plus petit, pour s’inscrire au repas du mardi.
Les activités à la Maison, ce sont l’atelier cuisine, l’atelier esthétique, la couture, culture et expression artistique, l’atelier voix… qui ont chacun lieu une fois par semaine. Ces activités peuvent changer en fonction des propositions qui sont faites par les femmes de la Maison, de leur participation ou non à celles-ci. Mais ce sont des activités qui nous ont paru plutôt « féminines », en particulier en ce qui concerne la cuisine, l’atelier esthétique ou la couture. Pour cette dernière, cela peut s’expliquer par le fait qu’elle ait un aspect plus artistique mais pourquoi la cuisine et l’esthétique ? Peut-être la cuisine parce que cela permet ensuite de partager un repas, ou peut-être parce que c’est quelque chose que la plupart des femmes accueillies savent faire, connaissent que ça a quelque chose de rassurant. L’esthétique, peut-être parce que ça permet à ces femmes de prendre un moment pour elles, que ça leur permet de prendre soin d’elles, alors qu’elles vivent, ou ont vécu, des situations difficiles.
Ou alors c’est peut-être, comme nous l’a dit Christine – qui a créé la Maison, parce que ce sont des activités que l’on fait dans une maison, c’était peut-être une demande des femmes. Une volonté de se sentir chez soi.
Christine a la soixantaine, les cheveux courts (une coupe « à la garçonne »). Elle a grandi dans un quartier ouvrier puis elle est devenue militante, consciente depuis petite de toutes ces inégalités. Elle a créé ce lieu parce qu’elle, elle a eu de la « chance », alors elle aide celles qui n’ont pas eu sa chance, à sa mesure. Elle s’impose, elle ose, elle dit les choses. Dans les réunions, elle parle beaucoup mais elle se place parfois en retrait quand elle veut avoir l’opinion des autres femmes qui ont tendance à dire qu’elles sont d’accord avec elle. Elle rit et fait rire parce que « on voit bien assez de choses tristes ici, ce serait trop difficile sinon ».