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Des récits de papier aux récits 2.0





Histoires d’école. Le plus beau métier du monde

par Sophie Lamotte
le 30 septembre 2018

Ces Histoires d’École sont le fruit d’un travail d’enquête sur les relations qui se tissent entre des familles populaires, une association de quartier et des écoles et collèges fréquentés par les enfants. Pour cette recherche, j’ai accompagné, observé - pris part également - à des rencontres prévues ou improvisées, ponctuelles ou enchaînées les unes aux autres. Les récits de ces Histoires d’École visent ainsi à fixer les contours de ces situations, à leur donner un début et une fin, à proposer surtout une cohérence susceptible d’engager une interprétation sociologique.

« Merci… Merci de venir… C’est bien, d’avoir de l’aide pour les enfants. C’est difficile toute seule les enfants. J’en ai marre. Je suis fatiguée. C’est fatigant les enfants hein ? Moi ça me fatigue tout ça. Bon, Souad, elle change. Elle travaille toute seule à la maison. Là, elle a décidé d’apprendre ses tables de multiplication, par coeur. Elle en fait une chaque soir. Toute seule. Elle a vu la table de 2, la table de 3. C’est elle qui demande hein. Elle me casse la tête jusqu’à ce qu’elle y arrive. Elle me demande et moi, je sais lui expliquer. J’ai toujours été bonne en maths. Ça, je peux faire. Non, depuis qu’on a vu le directeur, elle est bien, elle travaille bien, elle fait toute seule, j’ai plus rien à lui demander. Heureusement, parce qu’entre le grand et les jumeaux, c’est beaucoup de travail… Les enfants, tu arrives avec un, après, ça repart avec l’autre, puis l’autre, puis l’autre… ça s’arrête jamais. J’en ai marre. Et puis le mari, avec sa retraite, il est de plus en plus à la maison. Il faut aussi que je m’occupe de lui. J’ai plus le temps, rien pour moi. J’ai mon handicap, tu sais, à la main. J’ai même pas pu aller aux réunions. Y’a toujours les enfants à l’heure des réunions, et lui, il ne fait rien… Tu sais, y a l’écart d’âge, vingt deux ans de plus que moi, il a, mon mari. C’est pas bien ça ! Moi, je veux que mes filles, elles ne se marient jamais avec un homme plus vieux. C’est pour ça, tout ça là, courir à droite, courir à gauche… Là, il est toujours après moi, il veut pas que je sorte voir mes copines, quand je vais voir Internet, il me dit : « t’en a pas marre de te mettre des trucs dans la tête ? » Il veut que je fasse tout dans la maison, et je ne peux rien faire seule dehors. C’est comme ça les anciens. Ici, c’est pas comme ça… C’est bien, pour les filles… »
Mme H. s’interrompt à l’apparition de la maître G, qui arrive avec Souad, pimpante enfant, actuellement en CE2. Avec un grand sourire, l’enseignante nous invite à la suivre. L’entretien se déroulera dans sa classe, dans l’école d’en face. Nous lui emboîtons le pas et, silencieusement, traversons la rue, le grand hall, le préau, la cour, les couloirs, les escaliers, le gymnase. Nous arrivons dans la grande classe, vidée de tout mobilier, si ce n’est un vieux bureau fait de ce bois familier, mi écaillé, mi orangé et de trois chaises suffisamment grinçantes pour immiscer en chacun la crainte de faire tout mouvement inutile.
La maitre G nous invite à l’attendre un instant, elle doit chercher le dossier. Elle plonge dans sa grande armoire écaillée, orangée, grinçante. Sa propre lenteur à trouver le bon dossier la fait un peu râler. Celui-ci retrouvé puis saisi, elle nous rejoint et en s’asseyant, explique :
« Alors… Je voulais vous voir pour vous présenter le programme de travail que notre équipe souhaite proposer à Souad. D’après notre psychologue, Mme S., que vous connaissez bien, il semblerait que Meriem manque de confiance en elle, et qu’elle se déconcentre vite. Ce qui nuit à son travail en classe. Pour nous, il faut que Souad apprenne à devenir plus courageuse, à faire plus d’efforts. Elle doit trouver du plaisir à faire des efforts. N’est –ce pas Souad ? Il va falloir que tu arrives à avoir plus envie de travailler ! »
La mère effectue un quart de tour avec sa tête, comme si, tout en regardant sa fille pour lui parler, elle voulait rester en contact avec l’enseignante :
« Oui… C’est vrai… Écoute bien Souad, c’est important… C’est bien, je suis d’accord avec ça. »
L’enseignante poursuit, accentuant la fermeté de son ton :
« Alors, ça se passera une fois par semaine, tous les jeudi, de 14h15 à 15h00, ici, dans cette salle. D’accord Souad ? »
La jeune fille feint la docilité, approuve les dires professoraux d’un léger hochement de tête et d’un sourire évasif.
« Sur cette feuille, nous allons toutes nous engager à travailler ensemble pour le bien de Souad. Toi, Souad, tu t’engages à venir, à faire de ton mieux. Vous, madame, vous vous engagez à soutenir Souad dans son travail, à en parler à la maison. Bon, elle n’est pas forcée de vous raconter, ça peut se passer entre elle et moi, mais vous devez vous intéresser à ce que nous ferons ensemble. Moi, pour ma part, je m’engage à accueillir Souad une fois par semaine dans cette salle pour lui faire travailler son sens de l’effort. »
Enfant, mère et enseignante apposent consciencieusement une signature au bas du papier. Qui est rangé dans le dossier. Un autre feuillet en est extrait. Sans mot dire, l’enseignante remplit les premières cases et lignes vides du feuillet, puis, levant la tête, se renseigne sur la date de naissance de l’enfant, sur le prénom de la mère et du père, sur les professions respectives.
« Votre mari est ancien taxi, à présent retraité… c’est noté. Et vous madame… à la maison. Ah oui. C’est le plus beau métier du monde... »
La mère maintient un sourire un peu figé, mais convaincant. Puis, elle sort son téléphone portable, consulte l’heure.
« Il est bientôt l’heure. Ça va prendre encore du temps ? Parce qu’il faut que j’aille chercher les petits… Ils ne restent pas à la cantine. »
Donnant un rapide sourire en guise de réponse, l’enseignante continue la lecture de sa fiche : la langue parlée à la maison…
« Comment ça Souad, tu refuses de parler l’arabe, alors que ta maman veut te l’apprendre. Tu dois écouter ta maman tu sais. Les adultes savent ce qui est bon pour toi. Tu dois faire un effort pour ta famille, c’est important. Ta petite soeur fait l’effort et toi non. Tu vois… C’est cela que nous allons travailler ensemble Souad. Les efforts Souad, les efforts… »
Retour au questionnaire : « L’enfant est-elle au clair sur les origines des parents ? Oui… d’ailleurs, sais-tu d’où viennent tes parents Souad ? Ta mère du Maroc, ton père d’Algérie. Oui… Ta maman confirme. C’est bien ! Ensuite. Madame, c’est à vous que cette question s’adresse : que pensez-vous du travail scolaire de Souad, de son attitude à la maison ? Vous me dites ce que vous pouvez hein… »
Le téléphone portable dans une main, le cartable et le manteau de Souad sur les genoux, madame pivote légèrement pour faire face à l’enseignante et lève haut les sourcils puis les fronce.
« Moi, j’suis pas contente. Elle ne travaille pas assez. Pas bien. Elle travaille pas bien. Faut toujours que je lui demande… Tiens, c’est comme le soir pour aller se coucher ! Trois fois, je dois lui demander. “Souad, enlève tes vêtements !” Elle revient, elle a enlevé le T – shirt. “Souad, et le bas ?” Elle revient, elle a un grand sourire, mais elle a encore ses chaussettes… “Souad, tes chaussettes !” J’te jure, j’en peux plus. Toujours faut répéter, elle fait pas toute seule… »
La mère regarde à présent sa fille avec un air sévère. Elle tourne le téléphone portable dans sa main puis se surprend à le regarder, constate à nouveau l’heure.
Mais l’enseignante, qui se penche vers la petite fille, est déjà en train de reprendre :
« Tu vois Souad, tu manques d’autonomie à la maison, il va falloir apprendre à devenir grande Souad. Tu vois, Souad, ce n’est pas possible, cette affaire de pyjama. Tu dois changer ! C’est de ça, dont nous parlerons, quand tu viendras me voir. »
Madame H. fait un mouvement marquer vers l’avant, manifeste ainsi la nécessité de passer à autre chose : « le téléphone, il ne passe pas ici… Je ne peux pas appeler F. pour qu’elle récupère les petits. On doit y aller vite. Merci beaucoup, merci – merci, comme ça, Souad, elle va bien travailler. » En se levant, elle attrape le cartable, le manteau et sa fille, à qui elle fait faire un demi tour et qui, en quelques secondes, se retrouve prête au départ, habillée par des mains passées expertes dans l’art de gérer l’urgence au quotidien.
La semaine suivante, je revoie Madame H. et prends un moment pour revenir sur la rencontre. Je lui fais remarquer qu’elle a tenu à l’enseignante RASED un propos sur le travail de Souad qui était très différent de ce qu’elle avait pu me dire. « Vous me disiez que vous étiez contente, qu’elle gagnait en autonomie. Et pendant la rencontre, vous avez dit le contraire… Je ne comprends pas… »
« Parce que je veux qu’elle change encore plus. Je veux qu’elle arrête d’être nulle à l’école. Et puis… Je ne voulais pas contredire la maîtresse non plus… »
Deux mois plus tard, madame H. s’informait sur les moyens pour mettre en fin à la prise en charge RASED de sa fille Souad :
« Elle ne fait que parler avec la maîtresse, ça ne sert à rien. Souad, elle n’aime pas ! »

[/Sophie Lamotte
sophie.lamotte@ymail.com/]





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