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Au nom du père (In memoriam : Johnny et les sciences sociales)

par Annick Madec
le 30 septembre 2018

Le texte proposé ici [1] est le portrait hors cadre, rédigé deux ans après le décès du personnage, dit-on en littérature, de l’enquêté, dit-on en sociologie. Impossible de ne pas évoquer le souvenir de Daniel, fan s’il en est, au moment des funérailles de Johnny Hallyday. Impossible aussi d’avoir écrit, puis publié, ce portrait si je n’avais été en conversation régulière avec Michel Verret durant de longues années. Daniel refusait d’employer une langue policée car il se méfiait des effets d’euphémisation. Le texte se répète car Daniel se répétait comme se répètent souvent ceux qui ne sont pas entendus, ceux à qui on ne répond pas car ils ne s’autorisent pas à interpeller ceux qu’ils considèrent comme responsables de leur situation. Ou parce ce qu’ils ne savent à qui parler, qui sont les responsables.
Daniel, par ses refus de témoigner, posait la question de la finalité politique du passage des résultats de la recherche dans l’espace public par la publication. Une question redoutable. Il pensait que rien ne changerait jamais, que les dominants penseront toujours que les pauvres portent le mal en eux. Le mal et l’ignorance. Dévoiler sa vie privée, c’était risquer de perdre davantage encore sa dignité et prêcher dans le désert. Que devient cette prise de parole reprise, retravaillée, interprétée par les intellectuels ? Que devient-elle quand on supprime les guillemets ? Pourquoi faut-il qu’elle soit traduite pour être entendue ? La langue crue est-elle audible ? Par qui ?

Johnny, c’était son idole. Il ne connaissait pas Higelin. Il ne savait pas que lui aussi était amoureux d’une cigarette. Lui, il n’aimait pas les roulées. Il était aux Gauloises. Beaucoup de Gauloises et depuis longtemps. Elles avaient bien roussi sa moustache. Une moustache de Gaulois, bien sûr.
Elles ont eu sa peau. Il n’est plus là. On ne peut pas savoir si, après tout, il n’aurait pas aimé aussi la chanson d’Higelin. Il y a, comme ça, plein de choses qu’on ne peut plus savoir. Il y en d’autres qu’on sait.
Pour lui, le monde s’est longtemps divisé en deux, les gros et les petits, les patrons et les ouvriers. Il a bien vu que ça ne marchait plus exactement comme ça. Ces dernières années, les choses s’étaient compliquées. Et lui, il a toujours détesté les complications. Alors, il s’était trouvé un autre point de repère. Il y avait les pauvres cons et les autres.
Il disait très souvent : moi, je ne suis qu’un pauvre con. Cela voulait dire, je fais partie de ceux qui n’ont rien compris. Je ne cherche ni la gloire, ni la fortune, ni le pouvoir, je veux juste vivre tranquille. Ni vu, ni connu. Pas vu, pas pris. Un boulot, un toit, une famille. Je ne veux surtout pas montrer quoi que ce soit à qui que ce soit. Je ne dis rien à personne, que les autres me foutent la paix. Il y en a qui disaient de lui qu’il se laissait vivre. Sympathique, drôle, gentil, mais un poil dans la main. Entre chômage et Revenu Minimum d’Insertion, cool la vie. Un assisté, quoi.
Il avait bien un toit et une famille mais ça aussi c’était compliqué. Garder le tout sans travailler, on ne peut pas dire que c’est se laisser vivre. Il s’est laissé mourir. Sans rien dire ou presque.
Il est sorti de ce qui, vu de loin et par temps de brouillard, essaie de ressembler au monde du travail pour une histoire de cigarettes. Et merde, qu’on arrête de nous prendre pour des cons, a-t-il balancé au formateur-contremaître qui encadrait un énième stage. Arrêtez de vous foutre de notre gueule, comme si après vos stages à la con, on a une chance de trouver un vrai boulot. Alors qu’est-ce que ça peut foutre que ton mur, il soit repeint en trois ou en huit jours, tout le monde s’en balance. Pourquoi ça te défrise que je m’arrête cinq minutes pour fumer ma clope ? Et il est retourné fumer ses Gauloises dans sa cité.
De quoi, il se plaint l’Etat, il nous file le RMI, on lui redonne son blé avec les clopes et le loto. Et puis, il n’a pas de souci à se faire avec nos retraites, on dégage de bonne heure. Il ne faisait jamais de grands discours. Il laissait ça à sa femme. Sa femme, son idole, c’est pas Johnny, c’est Daniel. Daniel Balavoine. Lui, Jacky, il se contentait de hausser les épaules et de bougonner : des conneries, tout ça, c’est des conneries.
Tout est rongé, a dit le médecin en regardant les radios. Se ronger les sangs. Rongé par toutes ces conneries qui le dépassaient complètement. Des conneries, la politique. Il ne votait pas. Il ne croyait pas les beaux parleurs. Ils s’en foutent. Ils causent mais ce sera toujours pareil. Des conneries, les histoires de réhabilitation de son quartier, d’associations d’habitants. Ce sera toujours le bordel ici. Chômage, trafics et compagnie. Des conneries aussi, tout ce qu’elles racontent les bonnes femmes. La sienne comme les autres, ses filles, les voisines, les assistantes sociales, elles se mettent toutes à jouer les psychologues. Lui, il ne supportait pas ça.
Maintenant, il faut faire son pedigree partout, disait-il. Tu vas demander un bon à la mairie, il faut que tu racontes ta vie. Tu fais un stage à la con, tu recommences. Tout ça ne sert à rien. Dès qu’on a vu ta tronche et qu’on sait d’où tu viens, tout le monde la connaît ta vie. On a tous la même. Il faut bien qu’on se démerde puisqu’il n’y a pas de boulot.
A cinquante six ans, il était assez vieux pour en avoir vu partir, usés par le travail. Lui, c’est vrai, ce n’est pas le travail qui l’a usé. C’est le manque de travail. Mais pas seulement. C’est le monde qui a changé trop vite autour de lui. Tous ces changements qu’ils fourraient en bloc dans les conneries.
Il ne parlait pas beaucoup. Pas pour se raconter, en tous cas. Des fois, quand même, il parlait d’avant. Du temps où il y avait du travail. Du temps où même si tu n’avais pas d’argent, tu ne passais pas pour un con aux yeux de tous les autres. Du temps où l’on pouvait s’amuser sans dépenser beaucoup. Le bal, la pétanque, le cinéma.
Ce temps là, c’est sûr, il le regrettait. Le temps où il pouvait claquer la porte de la boîte dès qu’un chef lui disait un mot de travers. Et le temps aussi où chacun était à sa place. Les petits avec les petits, les gros avec les gros. Au moins, tu savais à qui tu avais affaire. Le temps où les femmes restaient à la maison pour s’occuper des enfants, faire à manger et s’occuper des paperasses. Avant qu’elles se mettent dans la tête toutes leurs conneries.
Qu’est-ce qu’il a pu gueuler pour essayer de sauver les repas à table chez lui ! Rien n’y a fait. Madame prétendait qu’elle avait autre chose à faire que de lui préparer des ragoûts. Bordel ! Ce n’était pas pour lui, enfin pas seulement pour lui, qu’il réclamait de la vraie cuisine, c’était aussi pour les gosses. Une maison où plus personne n’est là à l’heure pour manger, c’est une baraque qui fout le camp. Et puis, il ne parlait pas seulement de ce qu’il y avait dans l’assiette. Quoique ça compte aussi. C’est vrai ça. Il a toujours trouvé dégueulasse la bouffe surgelée, les conserves. Déjà, il n’y a pas beaucoup de plaisir dans la vie, si en plus, tu ne peux pas avoir celui-là : manger tranquille, chez toi, avec ta femme et tes mômes, un petit truc bien préparé, ce n’est pas la peine.
Heureusement, il y avait le dimanche. Le dimanche, il n’y avait pas de danger que sa femme aille à la messe. Lui non plus. Ce jour-là, elle préparait vraiment à manger, pour tout le monde. Les grands et les petits se retrouvaient chez eux pour bouffer la blanquette ou le chili de sa femme. Après, souvent, ils jouaient aux cartes. Il fumait ses Gauloises, bien sûr, mais celles du dimanche n’avaient pas le même goût. C’était dimanche.
Pour la semaine, heureusement que ses filles, les grandes, ne voyaient pas toutes les choses comme leur mère. Il en avait une surtout qui trouvait ça normal, elle, de rester chez elle, avec ses enfants et de faire à manger. Elle lui donnait souvent des plats qu’il emmenait chez lui. Mais ce qui l’énervait, c’est que ses fils, les petits, ceux qui vivaient encore sous son toit, ils ne les goûtaient même pas, les plats de la grande soeur. Contaminés par les conneries, des amateurs de pizzas surgelées. Sa femme, elle avalait n’importe quoi, en rentrant à n’importe quelle heure après ses putains de réunions.
Mais qu’est-ce qu’il pouvait faire ? La gueule, répondait la famille en se marrant. Seul contre tous, la mère, cinq filles, deux garçons. En fait, il n’a jamais été seul contre tous. Le vent tournait. Selon les moments, les âges et les histoires, il trouvait parfois le soutien des uns ou des autres. Parfois, pas toujours. Il savait bien qu’il y avait des choses qu’on ne lui disait pas. Mais bon, il avait beau répéter qu’il n’était qu’un pauvre con, il ne fallait pas le prendre pour plus con qu’il ne l’était. Un gosse qui ne va pas à l’école plusieurs jours de suite ne peut pas se planquer si facilement que ça dans la cité, il finit par se faire repérer. Les petits copains des filles, il finissait bien aussi par les repérer. Et les débuts de grossesse.
Alors il gueulait. Enfin pas pour tout. Pour l’école. Les grossesses, il laissait tomber. Il n’en pensait pas moins mais ça, c’est des histoires de bonnes femmes. Il parlait de foutre une branlée à ceux qui faisaient l’école buissonnière. Alors là, tout le monde s’énervait. Il y avait celles qui étaient pour que les petits se calment un peu, celles qui s’en foutaient, celles qui disaient que ça ne servait à rien de les taper. Ce n’était pas toujours les mêmes. Ca dépendait. Il y en avait une qui disait toujours la même chose, c’était la mère. Toujours. Elle soutenait toujours ses gosses.
Alors il s’enfermait dans sa station avec ses Gauloises. Enervé. Il parlait pour ne rien dire à ses potes cibistes. Sa station de radio-amateur, c’était son refuge. Il était coincé. Parce que d’abord discuter, il ne sait pas. Elle, elle sait. Elle sait expliquer le pourquoi du comment. Elle, elle dirait plutôt qu’elle est capable de justifier son comportement. Nuance. Lui, il pensait qu’une bonne trempe est souvent plus utile que des heures de parlote. Mais des trempes, jamais, il n’a pensé lui en coller à elle. Alors, il ne savait pas comment la faire taire. Donc, il la laissait parler.
Pourtant il était sûr que c’est elle qui déconnait en défendant tout le temps ses enfants. Lui, l’école, il n’a jamais aimé. Mais c’était bon, il avait compris que maintenant c’est l’école ou rien. L’école ou le chômage à perpète. Pas le choix. Et l’école, c’est comme ailleurs, rien ne changera jamais, c’est toujours les mêmes qui auront tort. Donc ferme ta gueule et bosse, le reste, c’est des conneries. Les histoires de parents d’élèves et tout ça, c’est pas pour nous. En plus, il se disait que ses gosses étaient bien capables d’en faire des conneries, à l’école, il en avait bien fait lui. Pour elle, c’était forcément l’école qui avait tort.
Bon d’accord, l’école, lui en avait fait du tort à elle. Mais les mômes, ils ne sont pas responsables de ça. Alors qu’est-ce qu’elle a à toujours les encourager quand ils pleurnichent que c’est parce qu’ils sont de la cité que les profs ont fait ceci ou cela. Ils lui racontent ce qu’ils veulent et elle, elle ne marche pas, elle court. Il faut dire, ça alimente son moulin puisque c’est toujours à cause de cette putain de cité qu’elle n’est jamais à la maison. Elle milite pour changer les conditions de vie dans le quartier. Ca le faisait rire quand il entendait ça. Jaune bien sûr, il riait jaune. Ce qui est sûr, c’est que les mômes, ils s’en préparent des belles, tiens, de conditions de vie en allant à l’école quand ils ont le temps. Mais qu’est ce que tu veux dire quand tu n’es qu’un pauvre con ?
Et en plus, un pauvre con amoureux. Parce que sa femme, il l’aimait. Il râlait, pestait, boudait mais il y tenait, à sa femme. Il ne pouvait pas s’endormir tant qu’elle n’était pas rentrée le soir de ces conneries de réunions ou de ses parlotes chez ses filles. Il l’aimait et ça aussi, ça lui tapait sur le système, cette nouveauté. Maintenant c’est comme ça, tu passes pour un con si tu dis que t’aimes ta femme. La mode ici, c’est de se balancer des saloperies dans la gueule dès qu’il y a du monde. Ca fait mieux. Moi, je les emmerde et je le dis que je l’aime ma femme. Des fois, elle riait devant ces déclarations. Et des fois, elle haussait les épaules et disait : c’est vrai que t’as l’air con de dire ça. On ne pouvait pas savoir ce qu’elle allait dire. Devant les autres. Lui, il savait qu’elle aimait bien regarder avec lui La petite maison dans la prairie à la télé, en début d’après-midi. Il se disait qu’elle rechargeait comme ça ses batteries avant de repartir dehors pour essayer de changer le monde.
Des histoires d’amour des autres, lui, il ne s’en mêlait pas. Ou rarement. Il ne disait pas clairement à ses filles si tel ou tel mec qu’elles ramenaient à la maison lui plaisait ou non. Si le copain lui plaisait, il lui proposait de faire un tarot. Et s’il ne lui plaisait pas, il disparaissait dans son cagibi, sa station, dans l’espoir de trouver un copain ou mieux de tomber sur un appel international.
Les filles n’appréciaient pas tous ses potes cibistes. Dans le tas, il y avait des sales cons racistes. Et tout d’un coup, on pouvait le voir émerger de sa station, remonté : toi, je te préviens, le môme, il portera le nom de sa mère, pas le nom d’un Arabe. Un autre jour, il pouvait aussi bien dire : Noirs, Jaunes, Rouges ou Verts, on est tous dans la même merde. Avec lui non plus, on ne pouvait pas savoir.
En attendant, il les a tous supportés les gendres. Chacun leur tour, ils ont squatté chez lui, il n’a jamais mis personne dehors. Mais il y a des choses qu’il n’arrivait pas à comprendre. Pourquoi fallait-il que la mère et les filles soient toujours collées ensemble ? C’est vrai, quoi, elles les avaient choisis leurs bonshommes, elles avaient été capables de les trouver toutes seules mais pour partir accoucher, il leur fallait maman. Ca, il n’arrivait pas à le comprendre. Elles ne pouvaient pas se démerder toutes seules. Enfin, pas seules, avec leurs mecs. Lui, il était pour la paix dans les ménages. Pas du genre à mettre de l’huile sur le feu, plutôt à attendre que ça se calme. Il avait eu sa dose des histoires entre sa femme et sa mère.
Il le savait que les gendres n’étaient pas des anges mais qu’est ce que tu veux, il faut savoir se débrouiller. Avec la fauche, tu arrives plus ou moins à joindre les deux bouts. Mais tu n’es pas non plus obligé de faire le mariole. Récupérer des trucs tombés du camion, ce n’est pas la même chose que d’aller piquer des bagnoles pour jouer du frein à main. Ca, c’était aux filles de voir. Après tout, si elles avaient envie d’emmener leurs gosses rendre visite à papa au parloir, c’était leur problème.
Le truc sur lequel il ne passait pas, et ça il ne fallait pas y revenir, c’était sur l’alcool. Les mecs imbibés, il ne pouvait pas supporter. Ceux qui fument, c’est autre chose. Il y en a qui disent que c’est pareil, lui, il n’avait pas de religion là-dessus. Leurs histoires de shit, il ne cherchait pas à comprendre. L’alcool, il n’a pas eu besoin de chercher. Il a toujours su ce que c’était. Toujours. Une vraie saloperie. Un truc qui bouffe la vie. Qui avait bouffé le foie de son père. Et de combien d’autres autour de lui, il ne savait plus. Et avant les enterrements, combien d’emmerdements ?
C’est sûr que des fois, il se racontait des histoires quand il parlait d’avant, quand c’était mieux. Mais il ne s’en racontait pas sur tout ou alors il exagérait dans l’autre sens. Il disait : dans la cité, ça a toujours été le bordel parce qu’il y a toujours eu de l’alcool. Et même avant la cité. L’alcool, la frappe, le père qui cogne la mère, les mômes. Le fils qui un jour finit par cogner le père. Plus la cogne entre potes. Des fois, pire. Celui qui passe par la fenêtre. Sans parler de la casse, dans les apparts, les meubles qui valsent. La casse dans la cité, les bagnoles, les poubelles qui crament. Le bordel, quoi.
Le problème, c’est que de l’alcool, il y en a partout et il y en a toujours eu. Et lui, il est toujours passé pour un con parce qu’il ne voulait pas boire. Combien de fois, il s’est tiré de ses boulots à cause de ça. Parce que le coup de rouge sur le chantier, c’était non, parce que la bière ou le pastis au bistrot après le boulot, c’était encore non. Il en a entendu des vannes. Sa vie entière.
Alors un gendre qui boit, c’était non aussi. Là, il était d’accord pour que les bonnes femmes se servent des aides pour se tirer. Il allait même plus loin : avec l’Allocation de Parent Isolé et tout ça, il faut être une sacrée connasse pour rester avec un mec qui picole. Lui, il a toujours eu sa femme à l’oeil. Il lui faisait franchement la gueule si elle passait la mesure. De toutes façons, ça ne pouvait pas arriver souvent parce que chez eux, de l’alcool, il n’y en avait pas. Et chez les autres, il fallait voir ce qu’il lui envoyait si elle acceptait d’être resservie.
Alors voilà, c’est comme ça qu’il s’est retrouvé avec l’étiquette du rabat-joie, de celui qui fait toujours la gueule. Ouais, c’est vrai qu’il n’est pas allé au mariage de l’une de ses filles. A cause de ça. D’abord, il se demandait ce que c’était encore cette connerie. Ils avaient déjà des gosses ensemble depuis je ne sais pas combien de temps. Et tout d’un coup, mariage et tout le tralala. Bon, ça encore. Mais surtout, il savait ce que ça allait donner. Tout le monde allait picoler et après la beuverie, les engueulades, les coups, les cris, les larmes. Non merci, je reste chez moi.
Les vacances, c’était pareil. Enfin, si on peut appeler ça des vacances. Partir avec des éducateurs comme des gosses. Se faire chier dans un putain de camping. Tu ne peux même pas emmener une planche à voile, celle qu’un de tes gendres t’aurait peut-être prêtée, parce qu’il n’y a pas la place dans le mini-bus des éducateurs. Des vacances à la con où tout le monde s’emmerde autant que dans la cité. T’as pas un rond, tu ne peux rien faire. Mais ne te fais pas de souci, du fric, il y en a toujours pour la bière et l’apéro. Et là, c’est reparti. Moi, je préfère rester devant ma télé. Allez-y, je reste ici avec les chiens. Je garderai vos appartements. C’est ça qui est pratique au moins quand on habite tous dans le même bordel.
C‘est vrai que ça en fait du monde. Il avait beau dire : arrêtez les grosses de pondre comme ça, on arrive même plus à compter, la famille s’agrandissait toujours. Sept enfants, des petits-enfants, entre ceux déjà là et ceux qui étaient en route, il ne s’y retrouvait pas toujours, une dizaine quoi. Trop de gosses pour s’en sortir. Mais s’en sortir pour aller où, pour faire quoi. Il se souvenait parfois que jeune marié, il avait proposé à sa femme de s’installer comme forains. Jamais de la vie, mes gosses ne seront pas des saltimbanques et ils iront à l’école. Lui, il ne se voyait pas avec un tas de pouffiasses. Mais ça, ce sont les bonnes femmes qui décident. Et puis, quand même, lui aussi avait envie d’avoir au moins un fils. S’il avait su qu’il faudrait qu’ils aient d’abord cinq filles avant d’avoir des garçons !
Il les a attendus ses garçons mais quand ils ont été assez grands pour qu’il s’en occupe vraiment, lui, il n’en pouvait plus. Entre les aînées, les petits-enfants, plus tous les gamins que sa femme ramassait dans la cité, il en avait plus que sa claque des gosses. En même temps, comme ça, il faisait sa petite tournée tous les jours, il allait boire un café chez ses filles. Ses voisines en fait.
Il faisait comme s’il ne savait pas qu’il avait une réputation de Gaston Lagaffe. Il leur proposait un coup de main pour réparer leurs trucs en panne. Il est gentil mon papa, maintenant j’ai ma machine à laver en kit, il ne saura jamais la remonter. Il va manquer des pièces. La plupart du temps, il ne s’en sortait pas. N’empêche qu’il avait montré qu’il s’intéressait à la bagarre de sa fille. Si sa bagarre à lui, c’était contre l’alcool, la bagarre de cette fille-là, c’est contre la crasse. Une vraie maniaque, disent les autres. Lui, il ne lui reprochait pas de laver et relaver les sols ou les fringues. Il ne se foutait pas d’elle, non plus, parce qu’elle ne voulait pas de lits superposés pour ses enfants. Il avait l’air de comprendre sa peur de voir son appartement devenir un taudis. Comme tout le monde, il savait que sa fille passait des mauvaises nuits parce que trois enfants et deux chambres, quand on ne veut pas de lits superposés, c’est le bébé dans la chambre des parents. Un bébé qui se réveille la nuit et un père qui se lève tôt parce qu’il bosse, c’est la mère qui se lève et emmène le bébé sur le canapé. Alors le matin, il prenait au passage les deux grands pour les emmener à l’école en même temps que ses petits à lui. Comme ça, sa fille pouvait récupérer un peu.
Sans rien dire, il soutenait chacune des filles dans sa bagarre à elle. Il avait sans doute aussi compris que la bagarre d’une autre, c’était contre l’échec scolaire. Alors il rappelait à l’ordre ses fils pour qu’ils dégagent le soir de chez leur soeur, pour la laisser s’occuper de ses enfants. Il savait qu’elle était comme lui, qu’elle tenait aux vrais repas pris ensemble, tranquillement et pas dans le bordel. Il savait qu’elle voulait que les enfants soient couchés tôt pour être en forme à l’école. Lui, il n’allait jamais chez elle le soir. Il demandait aux autres d’en faire autant. Ca ne marchait pas toujours mais il essayait. Et il savait montrer comme il était fier de sa jolie petite-fille, première de sa classe.
Il voyait bien ce qui leur tenait à coeur à ses mômes. Mais il y avait des trucs sur lesquels il n’avait pas de prise. Il a toujours pensé que c’était une connerie d’avoir des gosses trop jeune. Mais ce n’est quand même pas lui qui allait emmener ses filles chez un toubib. Il était le premier à te dire d’aller te faire foutre si tu n’avais pas le temps de rester boire un café avec lui. Il était le seul à sortir, à aller dans sa station, quand les blagues de cul faisaient rougir une fille adolescente. Il savait s’arrêter comme s’il avait compris que ces blagues laissaient les jeunes complètement paumés, ne comprenant rien à rien. Comme s’il avait compris que ses filles aînées s’étaient retrouvées enceintes parce qu’elles avaient semblant de savoir. Pour ne pas passer pour des connes. Il a été incapable de dire quoi que ce soit là dessus à la plus jeune. Mais quand il a vu la tournure que prenaient les événements, qu’elle voulait arrêter l’école et tout ça, il a gueulé pour qu’elle y reste. Ca, il pouvait lui dire.
Elle a arrêté quand même. Et là, il ne pouvait plus rien faire. Il a continué à gueuler pour qu’elle se rende au moins aux convocations du collège qui essayait de rattraper les sortis du système scolaire. Rien à faire. Il aurait fallu l’emmener. Ca, il ne l’a pas fait. Comme il n’a pas cherché un patron pour prendre son fils en apprentissage. Il était sûr qu’il ne fallait pas qu’il le fasse. Parce qu’il était sûr qu’il avait trop une tête de pauvre con. Il ne présentait pas assez bien pour présenter ses enfants. Il ne parlait pas assez bien pour aller parler à des gens qui s’y croient.
Alors il s’est engueulé avec sa femme. Sa femme qu’il aimait parce qu’elle, elle présente bien, et qu’elle sait parler. Mais sa femme était usée. Et surtout, contrairement à lui, elle ne semblait pas avoir compris que les choses avaient changé, que ce n’était plus comme quand ils étaient jeunes. Maintenant on ne sait plus quand on arrête d’être jeune. Avec le premier loupiot ou avec le RMI ? La mère pensait à seize ans, fin de la scolarité obligatoire. Les enfants ne pensaient pas pareil. Ils attendaient qu’elle les accompagne. Qu’elle les sorte du quartier. Elle, elle trouvait qu’ils étaient assez grands pour se débrouiller. Lui, il rallumait une Gauloise : putain, cause toujours, tu m’intéresses. Quand t’es un pauvre con, t’as qu’à fermer ta gueule. Et eux, ils n’ont qu’à rester dans la merde.
Pour oublier tout ça, Gaston Lagaffe en a inventé des machines. Des trucs incroyables. Il faisait des courses avec. Enfin presque. Il n’en était pas tout à fait au stade de la compétition mais il pouvait tenir son rang au rallye communal des Objets Roulants Non Identifiés. Et pour rien au monde, il n’aurait raté la course de chiens de traîneaux. Il était fier d’être le seul cibiste à vélo du secteur. La pêche aussi, il aimait ça. La pétanque. Être tranquille. La télé et la sieste.
Mais il ne pouvait même pas être tranquille chez lui. Sa femme, il fallait toujours qu’elle lui ramène du monde. Et des fois, elle pêchait des drôles d’oiseaux. On se demande où elle allait les trouver. C’est comme ça qu’une fois, elle lui a ramené une sauce-iologue. Quézaco ? A quelle sauce, elle va nous manger celle-là ? Bon, si moi, je peux lui poser ma question mais qu’elle, elle ne me fait pas chier avec des questions à la con, je daigne même me lever le cul pour lui faire un café à ta copine. Parce que c’est vrai, quoi, on a le droit de savoir. Tous ces gens qui ont des noms qui finissent en ogues, ils sont tous payés à raconter des conneries sur les autres. Il ne savait pas dans quoi il s’embarquait. Elle ne s’installait pas pour l’après-midi mais pour des années.
Avec sa femme d’abord puis après avec l’une de ses filles, elles ont jacassé pendant des plombes et des plombes. Ca a fait des pages et des pages sur cette putain de cité. Et que je te raconte ma vie. Ca le gonflait sérieux. Il continuait à déconner avec la sauce-iologue mais il avait été clair. Vous me faites chier avec vos conneries, ça vous donne quoi de réfléchir, comme vous dites, à notre vie à la con. Qu’est-ce que ça changera ? Elles l’ont fait quand même. Il n’a jamais voulu regarder. Il se disait qu’il devait en prendre pour son grade. Enfin, peut-être pas, parce que qu’il comptait un peu sur sa chérie pour rectifier le tir. Ouais, à la fin, c’est comme ça qu’il l’appelait. Il faut savoir renouveler ses blagues. Aux potes de la CB, il disait que c’était sa maîtresse. Enfin, tu vois le topo, ta femme et ta maîtresse qui s’intéressent ensemble à ton pedigree.
Ben, ce n’est pas le pire. Le pire, c’est que ces garces, ouais, sa femme, sa fille et l’autre, elles l’ont fait parler alors que lui il avait tiré le rideau. Tout ça pour des conneries. Parce qu’elles écoutent leurs conneries à eux, aux politiques. Un peu plus ou un peu moins d’allocs, lui, il n’aurait rien su, c’est sa femme qui se débrouillait. Mais vu comment c’était barré avec ses gars, c’est sûr qu’ils lui auraient balancé dans la gueule qu’il ne s’occupait d’eux que pour toucher le blé. S’il avait été là, il leur aurait dit d’aller se faire foutre à ces cons de politiques et aussi à ces connes de bonnes femmes. Et il aurait fumé une Gauloise.
Bon, cette fois, c’est fini pour lui. Et là, il faut le dire, chapeau, sa femme, ses enfants ont été avec lui jusqu’au bout. Pas question d’aller à l’hôpital. A la maison et que personne ne vienne me faire chier avec mes clopes. Trop tard.

[/Annick Madec/]


[1Une première version de ce texte a été publiée dans Alinea (Revue de Sciences Sociales et Humaines de l’Université Pierre Mendès-France, Grenoble), n°13, 2002, pp. 89-94.




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