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Troisième saison au rucher


par Emmanuelle
le 10 octobre 2022

Troisième saison au rucher, par Emmanuelle

Le temps se radoucit et dès que le thermomètre affiche plus de 15°C, je peux faire la première visite de printemps. Inspection rapide pour ne pas refroidir la ruche à la sortie de l’hiver. Avec les premiers pissenlits, les butineuses sortent, la reine se remet à pondre et la colonie reprend de la vigueur. Mais pour l’heure, constat implacable, mes deux essaims sont morts. Il va falloir renouveler les ruches.
Pendant le nettoyage des ruches, je m’interroge sur les causes de la mortalité. Essaim faible avant l’hiver ? Manque de réserve de miel ? Parasites ? Le constat est sans appel, des frelons asiatiques gisent au milieu des abeilles. Il faut envisager des solutions préventives pour cet été. Peut-être une grille d’entrée anti-frelon ou des pièges spécialement orientés contre les frelons asiatiques.

N’étant pas spécialement en avance sur les travaux apicoles, j’aime prendre mon temps. Après tout, ma pratique se fait avec le sérieux de l’amateur et c’est l’observation qui me fait intervenir ou non sur les ruches. La curiosité éclairée en somme ! Le temps que je peux y consacrer joue également un rôle car j’ai deux métiers. Je travaille dans une librairie et dans l’exploitation agricole de mon compagnon dans le Berry.

Comment tout cela a-t-il commencé ? 

Entre amateurs, naturellement.

Dominique
Retraité de l’armée, il est tous les jours fourré dans son potager ou dans ses ruchers. Un ou deux soirs par semaine, il retrouve ses copains pour une partie de belote. Un soir, un des compères est empêché et on me demande si je sais jouer. Plus ou moins, je préfère le tarot, mais une telle invitation ne se refuse pas. 
Entre deux tours, on cause. J’apprends que Dominique va au rucher le lendemain, il me propose de l’accompagner. Quelle idée ! Oui, bien sûr ! Je n’ai encore jamais observé une ruche de près, c’est une occasion à ne pas laisser passer.

Expérience inoubliable avec un Dominique calme et ferme dans ses gestes. Il me donne l’enfumoir, outil qui me rassure autant qu’il m’occupe les mains.
Mon rôle consiste à enfumer les abeilles autour de nous et celles sur les cadres pour les faire descendre dans le bas de la ruche, et ce pour deux raisons.
La première est qu’en présence de fumée, la colonie perçoit un danger d’incendie potentiel. Aussi, un grand nombre d’abeilles se gorge de miel dans la perspective de devoir quitter la ruche avec la reine. Avec ce miel ainsi sauvé, elles pourront reformer la colonie plus loin à l’abri de "l’incendie".
L’autre raison, c’est que les fumées bloquent les échanges olfactifs entre les abeilles. La communication entre elles est perturbée et elles perçoivent mal les signaux d’alarme liés à notre intrusion. Nos odeurs sont plus ou moins camouflées et ce subterfuge nous permet de travailler sans trop d’abeilles après nous. Nous restons quand même des intrus !
La fumée permet donc de repousser les abeilles des cadres lorsqu’on les soulève pour observer les rayons. Vérifier alors si le couvain est bien régulier, les rayons remplis ou non de miel, pollen ou cellules de bourdons, surveiller d’éventuels parasites (teigne, varroa..).
Si, à ce moment là, je n’ai qu’une vision générale de ce qui se passe, Dominique observe avec minutie l’état sanitaire de ses petites bêtes. Beaucoup de critères sont à vérifier aussi rapidement que possible pour ne pas trop gêner les abeilles et que le calme revienne vite dans la ruche.
Dans le vrombissement des abeilles tout autour de nous, je tombe sous le charme de l’animal.
Première rencontre marquante.

Pierre et Didier
Respectivement professeur de math en collège et instituteur remplaçant, ils ont installé au fond de leur grand jardin une partie du rucher, le reste près d’un champ à quelques kilomètres. C’est Pierre qui a proposé à Didier d’avoir des ruches dans le jardin. Son grand-père en avait, et l’idée de replonger dans cet univers vrombissant l’enthousiasmait. À la première ouverture de ruche, Didier est parti en courant et en jurant qu’on ne l’y reprendrait plus tant il a eu peur ! C’était en 2016, trois ans plus tard, ils étaient à la tête d’une quinzaine de ruches.
Pour aller plus loin dans la démarche, Didier a pris un congé pour suivre une formation Brevet Professionnel Responsable d’Entreprise Agricole, option apiculture, afin d’être récoltant-exploitant. C’est sous le nom de Pierre et le Loup qu’ils commercialisent aujourd’hui leur miel.
Un an, pour Didier, pour voir autre chose, faire une pause dans sa vie professionnelle. Théorique et pratique, sa formation lui a permis de suivre des apiculteurs professionnels avec des méthodes différentes dont des pratiques de production intensive. Pour espérer vivre de ses ruches, il faut compter au minimum trois cents ruches, effectuer des transhumances, savoir gérer la vente de la matière première et la commercialisation des produits de la ruche (cire, propolis, pollen, gelée royale...). Plusieurs autres orientations commerciales existent également comme la vente d’essaims ou de reines fécondées par exemple.
Bref, après son diplôme et la mise en route de sa petite exploitation, Didier a remis un pied sur le chemin des écoles où il sensibilise les enfants à leur environnement. Il a la gentillesse de répondre à mes questions de novice et nous échangeons régulièrement sur l’état de nos ruches.
La première chose que Didier m’a demandée lors de la visite au rucher c’est : "Te connais-tu une allergie au venin d’abeille ?"
La deuxième : "As-tu mangé de la banane ces dernières heures ?"
Tout est chimie dans l’univers de l’abeille et l’acétate d’isoamyle est un composé présent dans ce fruit qui correspond à un des phéromones de signal d’alarme pour ces petites bêtes. En d’autres termes, nous sentons l’ennemie ! 
Amis randonneurs, mangez plutôt des noisettes en randonnée, surtout à proximité de ruches...

Claire
Enseignante en SEGPA (Section d’enseignement général et professionnel adapté) qui monte entre autres, un projet de jardin pédagogique avec ses élèves, épaulée par un maraîcher. Pendant les vacances, elle organise des balades à dos d’ânesses avec son compagnon, guide de randonnée, apprend à leurs filles comment s’occuper des poules, cochons d’Inde, chats, chien et des deux ânesses ci-dessus présentées. Un temps, l’apiculture s’est glissée dans sa vie. Jusqu’à la piqûre de trop qui l’a conduite aux urgences. L’allergie au venin est aussi une réalité de l’apiculture.
Cette déconvenue ne nous empêche pas d’échanger sur le rapport de l’animal à son environnement. Des interrogations reviennent souvent sur les traitements phytosanitaires ou biologiques pour lutter contre le varroa. Faut-il des visites régulières avec ouverture de ruche ou bien les limiter avec plutôt des observations attentives au trou d’envol (l’ouverture d’entrée/sortie de la ruche) ? Il est important de regarder la flore présente sur trois kilomètres autour des ruches. L’agriculture locale est-elle en conventionnel (pesticides et autres "cides") ou en bio ? Le frelon, asiatique ou non, est aussi une vraie menace. 
Avoir une ou plusieurs ruches, c’est se pencher inévitablement sur son environnement, vérifier les ressources nécessaires en pollen tout au long de la saison ainsi que la présence de l’eau qui joue également un rôle important puisque les abeilles en ont besoin pour boire et rafraîchir la ruche. Pratiquer l’apiculture, c’est porter un regard intéressé et sans cesse renouvelé sur notre nature. Il est à parier que chaque apiculteur a son petit carnet plein de notes (météo, pertes hivernales, gelées tardives, problèmes rencontrés, récoltes...). 
Carnet ô combien précieux, pour échanger et partager les infos avec d’autres passionnés et apprendre de ses échecs.
En amateur nous avançons... en toute humilité.

Didier
Doux dingue un peu hyperactif, retraité de l’industrie depuis peu, il s’active chaque semaine avec bonne humeur. Son potager, une centaine de kilomètres de vélo le dimanche matin, avec ses copains, son récent petit fils et sa vingtaine de ruches dispersées sur trois communes. Il a une femme extra qui s’amuse à le regarder s’activer comme les abeilles ! Il pratique l’apiculture depuis 2014 et a pour projet de passer au stade suivant avec l’acquisition d’un numéro de siret pour commercialiser son miel dans une épicerie de produits locaux qui ouvre dans son village.
Didier est ma principale source d’informations pratiques en matière d’apiculture. C’est chez lui que je fais l’extraction du miel car il possède tout le nécessaire. C’est lui également qui a récupéré mes deux premiers essaims dans un des buissons ou arbres de son voisinage.
Il est du genre à dire :"Allez, à toi !"
Au printemps, m’a emmenée dans un vieux rucher laissé à l’abandon par un agriculteur trop occupé avec ses champs bio. Les ruches étaient cassées mais des essaims encore dedans et bien forts à ce qu’on voyait ! Il s’agissait de transférer les abeilles dans des ruches neuves pour les emmener une semaine plus tard dans nos jardins. Les cadres, remplis de miel et de couvain étaient tellement abimés qu’ils cassaient lorsqu’on les prenait. Il a fallu improviser et compléter les ruches avec des cadres neufs. Didier avait déjà transféré trois ruches avec difficulté la veille et il en restait deux à faire. Ça n’allait pas être de tout repos mais à deux avec les enfumoirs, on avancerait assez rapidement pour éviter de les agacer trop longtemps..
La principale crainte dans ces cas là, est de blesser ou tuer la reine. Donc des gestes fermes, assurés, rapides sans précipitation... Rester calme malgré toutes les abeilles qui vrombissent autour et sur nous. Parce que, évidemment, elles n’apprécient pas du tout les transferts…
Un grand moment !

Fabienne
Aujourd’hui secrétaire médicale dans la capitale, nous travaillions ensemble dans une librairie parisienne. Cette Bretonne est montée à Paris pour le travail et rejoindre son mari. Grande consommatrice de miel et de beurre salé elle s’enthousiasme pour mon expérience apicole. 
Il est à remarquer que lorsque deux personnes se rencontrent, et surtout si elles entretiennent de bonnes relations, après l’usage du "Bonjour comment ça va ?", vient souvent la question "Et tes abeilles ?" (cela marche tout aussi bien avec le vélo, la pêche, l’aquarelle ou la philatélie..). C’est d’ailleurs une excellente entrée en matière de communication. Et tellement plus léger que de parler tout de suite de sujets de géopolitique ou du petit dernier. Le capital-sympathie de l’abeille est très fort. Beaucoup de gens sont aussi intrigués et curieux qu’ignorants dans le domaine. Répondre à leurs questions et continuer à s’informer et se former rend l’amateur humble et néanmoins fier de sa marotte. Aussi, offrir un pot de son miel est un présent qui a du sens, une histoire, une valeur forte.
Lors d’un week-end, je propose à Fabienne une visite au rucher. La sachant de nature inquiète, je fais avec elle ce que Dominique a fait avec moi et lui mets l’enfumoir dans les mains en lui expliquant son rôle. Elle a l’outil de notre sécurité et je vois dans son attitude et ses yeux tout le bonheur que lui procure cette expérience. Première rencontre avec l’abeille réussie pour elle aussi.
Ainsi, à mon tour, je transmets ce que d’autres m’ont appris. Et c’est un grand bonheur que ce partage-là.

Dimanche dernier, Didier et moi, nous sommes allés faire la première récolte de printemps. Les champs de colza parsèment le paysage de leur jaune intense et les abeilles adorent ça. Dix kilos de miel clair et sucré coulera de l’extracteur pour chaque hausse et pour un travail d’abeilles de quinze jours. Pas mal pour une reprise. Quelques membres de ma famille sont venus voir l’opération pour l’occasion, des amis de Didier aussi, bref, nous sommes une dizaine autour des seaux de miel. C’est le moment pour les curieux d’essayer de désoperculer les cadres de hausse pleins de miel.
En voyant les sourires sur les visages je me dis que, décidément, le miel est source de joie ! 
C’est aussi le charme des amateurs : faire et transmettre par plaisir !

À ma grand-mère Simone, qui a passé les premières ruches à l’huile de lin par plaisir et fierté de se rendre utile, à quatre-vingt-dix printemps.
Et à Francis qui enfile la deuxième combinaison quand j’ai besoin…