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Toxicophobie mon amour


par Anonyme
le 19 septembre 2020

Cela fait 16 ans que je suis toxicomane : d’abord héroïnomane pendant un peu plus de 3 ans, je m’injectais de 1 à 3 grammes par jour, puis substitué au Subutex pendant sept ans, toujours en injection, je suis passé sous Méthadone après une rechute voilà six ans, et je suis depuis complètement stabilisé. Je suis toxicomane mais peu de gens le savent. Et pourtant, j’évolue dans un milieu qui se veut « ouvert » ; je fréquente tout plein de gens cool, tolérant-e-s, bienveillant-e-s, mais pas une fois je n’ai rencontré de toxicomane. Enfin personne qui ne le revendiquait en tout cas. Pas un mot sur les tables de presse et autres infokiosques. Pas de « ciné-débat ». Pas de caisse de soutien. Rien. Quand on parle des discriminations, nous sommes souvent oublié-e-s.

Il n’y a que les fumeurs de beuh et les consommateurs d’alcool qui sont relativement tranquilles (tant qu’iels ne font pas de bruit) car iels ne sont jamais classé-e-s dans la case « toxicos ». Pourtant, dans le monde merveilleux des addictions, il n’y a pas de différenciation alcoolique / toxicomane. Il n’y a que des personnes dépendantes. Par contre, parmi elleux, il y a des héroïnomanes, des cocaïnomanes, des alcooliques, des fumeurs / fumeuses… Ah ben oui, tou-te-s celleux qui fument du tabac sont toxicomanes ! Enfin, en théorie… En pratique, même la science nous divise. Regardez les termes : comment appelle-t-on une personne dépendante à la nicotine ? Un-e nicotinomane ? Un-e tabacomane ? Non, un-e fumeur / fumeuse ! Et pourquoi ne parle t-on pas d’alcoolinomane ? Ou d’éthylomane ? Jusque dans le vocabulaire, on différencie les personnes dépendantes et les toxicos-pervers-es. Et ça, c’est de la toxicophobie.

À l’origine, la toxicophobie est le fait d’avoir peur des poisons, d’en ingérer ou même d’en faire ingérer à d’autres accidentellement. Aujourd’hui, il désigne le sentiment négatif que ressent une personne vis à vis des toxicomanies et, de fait, des toxicomanes. Cette hostilité peut avoir des conséquences plus ou moins graves (l’impact ne sera pas le même lorsqu’il s’agit d’un-e médecin, d’un-e policier-e, d’un-e journaliste ou d’un-e ami-e…) et une intensité plus ou moins forte (cela peut aller du mépris à la haine). Un des principaux effets de la toxicophobie est de faire éprouver aux toxicomanes une honte incroyablement tenace. Honte d’être ce qu’ils/elles sont. Tellement tenace que même au pied du mur, ces dernier-e-s peuvent toujours nier leur consommation plutôt que d’avouer quelque chose d’aussi honteux aux yeux de la société. Pas facile dans ces conditions de mettre en place un parcours de soin efficace ou même de l’information sur la réduction des risques. Ça a au moins une conséquence et s’il n’y en a qu’une seule que vous devez retenir, c’est celle-ci : la toxicophobie nous tue.

La drogue individualise tout, et surtout les usagers. On ne voit que le/la drogué-e, jamais le système dans lequel iel s’inscrit. Lorsque des seringues usagées sont ramassées dans un quartier, on crie « haro » sur les camé-e-s et on fait tout pour les chasser. Allez vous piquer ailleurs, bande de drogué-e-s. Et si quelqu’un-e se demande : « Mais pourquoi iels viennent là pour faire ça ? » c’est dans le sens « Mais pourquoi iels vont pas ailleurs ? ». Personne ne se dit : « Et si on allait leur parler, leur demander de jeter leurs seringues vides dans des bouteilles en plastiques ? Et si on essayait de trouver des solutions ? » Personne ne prend contact avec des associations d’aide aux toxicos ou avec un CAARUD [1] par exemple. Non, on exclut, on rejette, on repousse le problème ailleurs. La vérité, c’est que les toxicos ne sont accepté-e-s que par les toxicos. La médecine nous perçoit comme un « public à risque », des « margina-ux-les », des « cas désespérés ». Le milieu scolaire ne nous voit pas, tout simplement. Les keufs nous chassent pour gonfler leurs stats, pour s’occuper, pour rigoler. La justice nous voit comme des moins-que-rien, irrécupérables. Pour le milieu carcéral nous sommes des détenu-e-s à risque, pour le milieu mortuaire des bon-ne-s client-e-s. Mais personne ne nous voit pour ce que nous sommes.

Comme si les veines thrombosées, les mains gonflées, les crises de manques, les points d’injections infectés, les corps amaigris ne suffisaient pas, il faut que le monde extérieur nous piétine pour se rappeler à quel point, lui, il est bien. Comme ce keuf qui enfile soigneusement ses gants en cuir avant de fouiller mon sac et mes poches, qui me demande : « est-ce que vous avez quelque chose de dangereux ? », que je réponds « non » et qui, lorsqu’il trouve une Stéribox [2] au fond de mon sac, m’attrape par la gorge, me colle contre un mur et, rouge de rage, me hurle au visage : « qu’est-ce t’as voulu faire ? T’as voulu me filer le sida c’est ça ? Je t’ai demandé si t’avais des trucs dangereux et tu m’as dit non ! T’as voulu me baiser hein ? » alors que j’essaye de lui expliquer qu’une seringue non usagée, avec un capuchon sécurisé, dans une boîte en carton fermée distribuée par l’État n’est PAS UN DANGER. Mais il m’étranglait, j’ai cru qu’il allait me tuer et que tout le monde s’en foutrait car je ne suis qu’un camé. Toxicophobie. Comme ce juge qui me condamne pour « incitation à consommation d’héroïne sur une mineure de 15 ans » parce qu’une copine voulait absolument essayer la came, elle m’avait juré qu’elle le ferait quoi qu’il arrive, alors j’ai décidé de l’aider pour qu’elle le fasse de manière sécurisée et propre. Mais non, selon la justice, je voulais la rendre accro, pour profiter d’elle, pour devenir son dealer car étant héroïnomane, je suis le mal incarné. Toxicophobie. Et tous ces potes qui se détournent de moi. Toxicophobie. Et ces vigiles qui me suivent dans les supérettes à cause de mon look de teufeur, mon visage blanc émacié, mes yeux vitreux et mes pupilles grandes comme des têtes d’épingles. Toxicophobie. Et ces gens, peut-être vous, qui refusent de me donner une pièce parce que je ne vais pas m’acheter à manger mais de quoi me défoncer, à l’évidence. Toxicophobie. Ces boîtes d’intérim qui n’ont jamais rien pour moi parce que c’est flagrant que je suis toxico et qu’aucun patron n’acceptera un type comme moi et risquerait de ne plus faire appel à leur agence. Toxicophobie. Alors oui, j’avoue, oui je suis fatigué, oui j’en ai marre…J’en ai marre de me cacher, comme d’autres cachent leur cancer pour ne pas être licencié-e-s, comme d’autres cachent leur homosexualité pour ne pas être rejeté-e-s. Alors je le dis :

JE SUIS TOXICO !

Voilà, tout le monde est au courant, c’est trop cool hein ?

Et ben non.

Parce que maintenant, on ne me voit qu’au travers de mon parcours de toxico, qu’au travers de la toxicomanie comme si la came définissait toute ma vie. J’ai réussi ceci ? « C’est génial ! Surtout quand on voit d’où tu viens ! » J’ai échoué à cela ? « C’est pas grave, tu as connu tellement pire… ». Lorsqu’on est toxico, on ne s’appartient plus. Les médecins savent mieux ce qui est bon, ou pas, pour vous. Votre famille, une fois au courant, vous questionne régulièrement sur votre suivi : « Dis moi loulou (j’avais 25 ans, c’est la seule fois que mon père m’a appelé ainsi), t’en es où avec tes piqûres ? » Alors je lui explique de façon détaillée l’évolution de mon traitement de Subutex que j’ai toujours pris en injection : « C’est pas un peu long quand même ? Tu peux pas essayer de diminuer la prochaine fois ? Ou même d’arrêter d’un coup ? ». Ben nan je peux pas. Et même si je le pouvais, c’est pas à toi de me dire comment je dois gérer la posologie de mon traitement ! Est-ce que je viens fourrer mon nez dans ton traitement pour ton diabète ? Est-ce que je te dis : « Tu prends trop de ceci ou pas assez de cela » ? Bien sûr que non ! Mais mon traitement ne m’appartient pas. Et je passe sur celleux qui se font confisquer leurs moyens de paiements, leur téléphones et, parfois, leur liberté. Toxicophobie.

Combien de médecins m’ont forcé à diminuer la posologie, à faire du chantage du genre : « Vous arrêtez les injections ou je ne vous fais plus d’ordonnance » jusqu’à dire des horreurs du style : « Vous devriez vous injecter de la bière ou du vin, ça serait pareil. » Y’en a même une qui voulait m’obliger à passer au Suboxone [3] mais j’ai refusé. Combien de pharmacien-ne-s ont refusé mon ordonnance sous différents prétextes tels que : « Désolé, on ne fait pas ça ici monsieur ». Combien qui refusent de me délivrer mon traitement parce que je suis en avance alors que j’ai une ordonnance, dite de chevauchement, en règle de mon médecin : « Ah mais si on a un contrôle, on peut se faire fermer ! On n’est pas des dealers monsieur ! » alors QUE TOUT ÇA EST FAUX MERDE ! Aucune pharmacie n’a le droit de refuser une ordonnance ! Une pharmacie ne risque rien si elle accepte un chevauchement d’ordonnance puisque c’est légal ! Tout ça, c’est de la toxicophobie. Et moi là dedans ? Ben je me retrouve en manque alors que j’ai accepté de jouer selon les règles du jeu du système.

Alors pourquoi continuer ?

Aujourd’hui, personne ne se doute qu’un jour, j’ai été toxico. Aujourd’hui, je ne subis plus les contrôles au faciès. Et pourtant, je suis toujours toxicomane. Mais voilà, je vais à la fac, mon traitement de méthadone est stabilisé depuis presque six ans, j’ai repris du poids, des couleurs, laissé au placard mon look teufeur et arrêté les injections. Et pourtant, je suis toxicomane. Car je subis toujours la honte d’aller toutes les semaines à la pharmacie, le même jour car sinon cela peut poser problème, demander mon « traitement », mot pudique pour désigner ma nouvelle héroïne. Je subis le fait d’aller tous les mois, à la même date, chez la médecin bien que celle qui me suive aujourd’hui soit exemplaire, bienveillante comme aucun-e autre médecin. Mais cela veut dire aussi que je ne peux pas partir faire un tour de monde, ou même partir deux mois à l’étranger, sans remplir de la paperasse qui stipule que oui, je suis toxicomane et pas un dealer et que ceci est mon traitement. Et cela vaut pour le moindre déplacement dans la famille car en cas de contrôle de police, je dois présenter mon ordonnance. Mes veines thrombosées le sont toujours et provoquent toujours des questions ; mes points d’injections au creux de mon bras droit forme une cicatrice de plusieurs centimètres qui suit mon artère. Et par-dessus tout, je subis chaque phrase merdique dont vous vous êtes tou-te-s, un jour, rendu-e coupable de dire et qui fait de nous des personnes pas fiables, monstrueu-x-ses, dégueulasses, infréquentables, pitoyables et faibles.

Ce texte est un coup de gueule, il n’a pas vocation à parler de toutes les pratiques, il n’est pas exhaustif, il n’est pas pédagogique. Il représente juste mon point de vue, à vous d’écouter ceux des autres car « la » drogue n’existe pas et « les » drogué-e-s non plus : il existe « des » drogues et « des » personnes.


[1Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour les Usagers de Drogues

[2La Stéribox est un kit destiné à limiter les risques de transmission de pathologies infectieuses chez les usagers de drogues par voie injectable. Il est distribué partout en pharmacie ou dans les distributeurs prévues à cet effet. Il comprend : 2 seringues, 2 coupelles avec tampons et filtre, deux lingettes d’alcool, deux flacons de 5ml d’eau et un préservatif.

[3La Suboxone est un traitement de substitution qui allie buprénorphine et naloxone, une molécule qui a la bonne idée de foutre la pire crise de manque du monde en cas de prise en injection. Très décriée à sa sortie, il s’avère à l’usage que le taux de naloxone présent ne permet pas d’annuler les effets de la buprénorphine. Encore un beau coup des laboratoires pharmaceutiques sur le dos des patient-e-s.




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