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Quand le cadrage fera fleurir les étudiant.e.s pro-torture et pro-peine de mort…

par Véronique Labrot
le 14 décembre 2021

« … Cette année universitaire est aussi une année électorale, avec l’élection à la Présidence de la République, puis à l’Assemblée Nationale. Je forme le voeu que cette année de débat démocratique fasse une grande place aux enjeux universitaires, aux questions qui touchent à l’intérêt que nos concitoyens vouent à l’avenir de sa jeunesse et de ses connaissances : quelles meilleures questions d’avenir y a-t-il que ces deux sujets-là ? Dans ce contexte, l’UBO sera comme toujours un lieu de débats, d’échanges de vues, dans le respect de la divergence d’opinions comme de la probité intellectuelle. »

M.Gallou, Président de l’UBO – 3 septembre 2021

Cher.e.s collègues,

J’assure à l’UBO une UE libre sur « Les droits humains dans le monde, quelle effectivité ? » depuis quelques années déjà. Durant les deux cours consacrés à l’introduction de l’enseignement, j’ai été amenée à évoquer entre autres, deux choses :

  • les défis pour l’effectivité des droits de l’homme, pour lesquels j’ai repris une planche d’Amnesty International paraissant sur mon diaporama, listant entre autres défis pour les droits humains, « la montée des extrêmes droites »
  • le fait que, pour que les droits humains soient effectifs, il convenait que le locuteur (Europe et USA) de ce méta-récit apparaisse sans ambiguïté aux yeux de tous (ou presque) les États dans le monde comme « légitime » c’est-à-dire « exemplaire », appliquant lui-même ce qu’il dit devoir être respecté. Ceci n’est hélas pas le cas et j’ai illustré cela notamment par l’exemple des USA qui en 1988 ont (enfin !) ratifié la convention internationale interdisant le recours à la torture et dont le Président en 2004 prenait un acte légalisant la torture contre les terroristes (Abou Ghraïb etc) violant ainsi ses propres engagements et « leçons de morale » en la matière.

A chacun de ces cours un.e étudiant.e de L2/L3 (le/la même), de 20 ans au plus, est intervenu :

  • la première fois pour protester contre le fait que sur ma planche (celle d’Amnesty International) l’extrême droite était stigmatisée alors que l’extrême-gauche – assimilée évidemment au stalinisme – était au mieux aussi discutable voire plus. Je devais donc, me dit-il, plutôt parler de dictatures ou de « régimes autoritaires »… okay, disons que oui, et je le lui ai concédé, non sans explication liée à l’origine historique (Shoah) de l’internationalisation de la cause des droits humains qui justifie cette approche en ces termes au moins, qu’en effet on pourrait évoquer les régimes de type dictatoriaux… je voyais bien là approcher une lettre de la fin de l’alphabet
  • Lors du deuxième cours (phrase sur la position des USA face à la torture), nouvelle (la même) main levée, parole donnée… : « Mais je ne comprends pas pourquoi on ne devrait pas torturer les terroristes… moi, j’ai quelqu’un dans ma famille qui a fait la guerre d’Algérie et quand on voit ce que les algériens ont fait, on doit avoir le droit de leur faire la même chose… on doit recourir à la torture si c’est la seule façon d’obtenir une information ».

Cette fois là, j’ai été le temps d’un milliardième de seconde qui m’a paru une terrible éternité, comme prise d’un « frozen syndrom », pétrifiée… : à 20 ans un.e jeune m’expliquait non pas au nom des attentats du Bataclan d’ailleurs où il aurait perdu un parent ou un ami, non ! de la guerre d’Algérie (là où l’on peut se prénommer Mohammed ou Naïla et dont on parle tant encore dans certains cercles politiques) que l’on ne devait plus dire qu’il était inhumain et donc interdit de torturer. Sidérée, j’aurais peut-être dû lui dire de se taire, ce qui, dans un cours où l’on aborde la liberté d’expression et d’opinion n’aurait pas été « exemplaire » convenons-en et ai juste, reprenant « conscience », eu la présence d’esprit de lui dire qu’il avait là le même argument que Salah Abdeslam, actuellement jugé pour la participation aux attentats du Bataclan/Terrasses/Stade de France utilisait pour sa défense, c’est-à-dire, qu’il tenait le même argument qu’un terroriste (précisant – bien sûr – que je ne disais pas là qu’il en était un !) ; je lui ai dit que la torture était – en droit – de même niveau, dans sa gravité, que le génocide et que défendre l’un revenait à admettre l’autre. J’ai convoqué la notion d’irréductible humain auquel s’accroche chaque droit humain, l’œuvre de civilisation qu’il y avait à dire comme Robert Badinter que « l’humanité doit toujours prévaloir sur le crime »… j’ai bien sûr ajouté « vous avez la même position que le Général Aussarresses » (puisqu’on parlait de la guerre d’Algérie…). L’étudiant.e de ne pas se démonter et dans une reprise de parole où il/elle bougonne « c’est comme Badinter qui par son truc (sic) a imposé l’abolition de la peine de mort alors que la majorité des français y était favorable », et de m’interpeller – toujours très poliment – en me posant la question : « mais vous, si avez entre les mains un terroriste qui sait quel avion va rentrer dans une des tours [jumelles] où 3 000 personnes travaillent, vous ne le torturez pas, même pour sauver des innocents ? », etc. (car cela a duré encore un peu).

J’avais décidé cette année de ne pas – ce que je faisais jusque là – citer le souhait exprimé par Z de rebaptiser Apsatou [Sy], « Corinne », mais j’aurais peut-être dû, là, du coup…

Le cours s’est donc terminé sur cet échange fort Z-édifiant. Je vous avoue que c’était la première fois qu’un.e étudiant.e, totalement décomplexé.e, tenait ce discours explicitement, entouré de deux trois étudiant.e.s hochant la tête partageant par-là ostensiblement la même position. Ben, je n’ai pas très bien dormi cette nuit-là.

J’avais déjà appris que la même semaine, un étudiant s’étant présenté comme représentant d’un syndicat étudiant, s’était exprimé dans les amphis de droit pour expliquer ses « idées » et que la véhémence de son discours fut rapidement mise au service de l’appel à « les » rejoindre pour « assurer la constitution de commandos anti-blocus de l’extrême gauche à l’Université » (ou équivalent).

Z est donc là. Faut-il s’en étonner ? Non bien entendu. Est-ce nouveau ? Non bien sûr… mais de manière si « décomplexée », depuis les beaux jours du GUD… ça fait « tout drôle » (expression évidemment mal choisie).

Quel rapport avec le cadrage, ce cours de droits Humains, me direz-vous ?

Et bien le voilà le rapport, celui que je fais en tout cas.

Pour entrer dans le cadrage de taille 65 cm (taille des ceintures en XXS), dans mon UFR, l’on s’interrogeait juste quelques jours avant mon « débat d’idées [sur la torture], en ces temps forts d’élections » s’il fallait ou non conserver dans nos maquettes le cours de « Droit International et européen des droits de l’homme », qui – quel que soit son intérêt – ne pouvait entrer dans les grilles du presse-agrumes Master sauf à supprimer un cours plus « technique » et plus « utile » professionnellement, directement. Les choix deviennent parfois cornéliens, dans ces débats universitaires-là, quand il faut choisir entre apprendre aux étudiants à utiliser une fourchette et leur apprendre à se nourrir de manière équilibrée. Heureusement le cours a été sauvé en droit, avant mon échange sur la torture et collectivement, comme avec évidence (grand merci à mes collègues et à la direction de mon UFR), mais il s’en est fallu de peu.

Ceci montre toutes les limites des « économies » que tant d’entre nous, y compris syndiqué.e.s et élu.e.s, ont semble-t-il choisi d’accepter, de ne plus discuter (discuter, élément clé de la démocratie) et qui restent insupportables dans un établissement qui se prétend de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche(« ESR »). En effet, la diète imposée fait que les équipes pédagogiques vont éliminer des maquettes des enseignements qui ne sont pas « rentables » immédiatement pour « l’emploi », trop peu « bankables », au profit de ceux qui vont être jugés plus « utiles » pour une entrée sur le marché du travail. La Chine s’est éveillée, comme l’a projeté A.Peyrefitte dès 1971.

Mais la mission de l’ESR est-elle uniquement de « former de la masse productive pour le marché » ? Dans quel espace leur apprendra-t-on à « réfléchir » à leur positionnement citoyen, aux grands enjeux sociétaux, « aux nécessités d’une société démocratique » ? Sur Facebook, Tik-Tok, Twitter dont notre jeunesse (et moins jeunes), netflixisée/biberonnée au soft power américain de la « torture ordinaire/propre » d’un Jack Bauer passant en prime-time, s’abreuve en navigant dans l’espace de la « post-vérité », mais « là où il faut être pour exister » ?

C’est cela l’effet du cadrage de l’UBO : la disparition imposée au nom des chiffres, d’enseignements où l’on pouvait/pourra apprendre aux étudiants les lettres, « les humanités » comme on disait, leur apprendre à réfléchir comme des personnes « situées » aussi, car formées dans l’ESR… des jeunes qui sauront, même s’ils sont favorables à la torture, qu’ils doivent, pour être « crédibles », s’interroger, s’informer sur toutes les positions et alors fonder leur propres position sur des arguments objectifs, scientifiques et non sur des convictions habilement articulées par un ou plusieurs mentors d’une jeunesse en perte d’horizon, de M à Z dont la philosophie fait que le dernier est pour la peine de mort et loue le « bon sens » des lois du XIXème siècle contre les inondations de « malvenus » prétendus « remplaçants ».

L’Université n’est bien entendu que le reflet de la société. Je ne suis pas candide. Il ne faudrait donc pas s’étonner de telles interpellations en cours. Certes. Mais où, à l’avenir, aurons-nous, dans notre métier, l’occasion de proposer « une autre lecture », sinon à l’interpellateur/trice, au moins à ses camarades qui pourraient s’interroger ? Où remplira-t-on cette mission-là qui est aussi celle d’un.e enseignant.e de l’ESR ?

Liberté, égalité, dignité, fraternité sont les valeurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, presqu’à l’identique – à une près et pas n’importe laquelle, « dignité » – des valeurs françaises… les valeurs auxquelles tout étranger candidatant à la naturalisation française doit adhérer, vérification faite par les représentants de l’État. Les étudiants de l’UBO seront-ils dispensés sinon de cette « obligation », en tout cas d’une sorte d’impératif à y réfléchir, à réfléchir à tout d’ailleurs, comme on réfléchit dans l’ESR, y compris pour s’opposer, par un discours scientifique, aux défenseurs de la torture ?

Le billet de rentrée de notre Président M.Gallou rappelait que cette année était une année importante car année de « grands moments démocratiques » et que « [d]ans ce contexte, l’UBO sera comme toujours un lieu de débats, d’échanges de vues, dans le respect de la divergence d’opinions comme de la probité intellectuelle ». Ne devrait-on pas là aussi – comme pour le locuteur du récit des droits humains – être exemplaire c’est-à-dire veiller, par les décisions prises ici et là concernant nos formations, aussi à la construction de consciences qui auront envie de participer à la défense de ces grands moments démocratiques et seront capables de formuler des argumentaires scientifiques pour les opposer, par exemple, aux défenseurs de la torture ?

Récemment Raphaël Glucksmann écrivait dans la presse que « ce n’est pas Z… le problème, c’est le vide qu’il y a en face ». L’Université pourrait oublier qu’elle a l’impératif de combler ce vide-là, aussi.

Bien cordialement,
Véronique Labrot





v_labrot_quand_le_cadrage_fera_fleurir.pdf (pdf, 65.7 ko).