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Projet chômage




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"Projet chômage". Quand sociologie et théâtre font bon ménage à l’université.


par Etudiant.e.s et enseignantes, sociologie et études théâtrales, Rennes 2.
le 21 juin 2020

« Projet chômage »
Quand sociologie et théâtre font bon ménage à l’université

par Carine Ollivier
Maîtresse de conférences à l’Université Rennes 2, LiRIS - carine.ollivier@univ-rennes2.fr

« Réaliser un entretien biographique avec une personne ayant connu au moins une expérience de chômage » : telle était la consigne que j’avais donnée aux étudiants de première année des masters de Sociologie et d’Intervention et développement social de l’université de Rennes 2 dans le cadre d’un cours sur les questions de chômage, de vulnérabilité et de précarités. L’objectif pédagogique était simple : les évaluer sur la mise en œuvre de la méthode des entretiens biographiques afin qu’ils opèrent une réflexion sur le recueil de la parole autour d’expériences de chômage, et qu’ils analysent les parcours ainsi récoltés à la lumière des outils sociologiques proposés en cours. Le résultat était conséquent : plus de 60 entretiens biographiques, réalisés auprès de personnes aux profils variés : des femmes et des hommes, de tous âges et de toutes professions, aux parcours hétérogènes du plus linéaire au plus accidenté – dans lesquels les épisodes de chômage n’ont ni occupé la même place, ni été vécus de la même manière. Les analyses réflexives et sociologiques de ces entretiens qu’en ont proposés les étudiants étaient de grande qualité. Toutefois il était dommage d’en rester là, sur un simple exercice pédagogique qui, en dépit de son intérêt, ne rendait pas justice à la richesse de ce matériau empirique inexploité dont on saisissait bien qu’il pourrait permettre de dire l’expérience du chômage, saisie par la sociologie, bien au-delà des bancs de l’amphithéâtre (en plus de donner aux étudiants la satisfaction de voir que leur travail ne servait pas juste à avoir une note !).
En pensant à des expériences conduites par des collègues dans d’autres universités mais aussi à des pièces comme Cœur Moulinex et plus généralement au théâtre-forum du théâtre de l’opprimé, je me disais que tous ces entretiens feraient sans doute un bon support pour une « forme théâtrale » dont j’étais bien incapable d’imaginer ladite forme (chacun.e son métier !). J’ai donc pris contact avec Christiane Page, Professeur des universités en études théâtrales qui s’est montrée très enthousiaste et qui a eu l’idée de proposer ce matériau à Théo Heugebaert alors étudiant en Master 1 d’études théâtrales. Théo, entouré de Yoann Le Bleis, Mathilde Peinetti et Benoît Vandreden se sont alors saisis de ces paroles recueillies par leurs camarades sociologues.
Sans chercher à être représentatifs de tous les entretiens (qui eux-mêmes n’étaient d’ailleurs pas représentatifs d’une population particulière), Théo, Yoan, Mathilde et Benoît se sont immergés dans la lecture de ces paroles réelles pour en conserver ce qui les intéressait, les touchait, les choquait... et en proposer une représentation artistique qui puisse aussi intéresser, toucher, choquer les spectateurs. Il en ressort une pièce de théâtre faite de la mise en forme esthétique des vrais mots de vrais gens qui, sans prétendre montrer la réalité du chômage dans toute son étendue, résonne malgré tout de manière particulièrement aigüe pour tous ceux et celles qui, de près ou de loin, ont approché l’expérience du chômage. Cette résonnance – évoquée par les étudiants en sociologie lors de la première représentation de la pièce – met particulièrement en lumière la manière dont art et sociologie peuvent se nourrir l’un l’autre, et montre comment, au-delà des canaux académiques traditionnels, les savoirs universitaires peuvent être transmis et partagés.
« Projet chômage ». Derrière ce titre provocateur et ambigu se cache donc un projet pédagogique et artistique, sociologique et théâtral, conduit en 2018-2019 à l’Université Rennes 2 par les départements de sociologie et d’études théâtrales et dont nous vous livrons ici le texte original ainsi que la captation3 vidéo de la seconde représentation donnée le 17 octobre 2019, Salle Pina Bausch, à l’Université Rennes 2.

Avant- Propos et Texte de la pièce
Par Théo Heugebaert, Yoann Le Bleis, Mathilde Peinetti et Benoît Vandreden

Ce texte est la trace d’un projet mené en 2019 à l’Université Rennes 2 entre le département de Sociologie et celui d’Arts du spectacle. A partir d’entretiens menés avec des personnes ayant connu le chômage, une mise en scène de ces paroles a été proposée. Ce texte est principalement composé d’extraits de ces entretiens, réorganisés ou réinterprétés. Le genre des personnages a parfois été modifié par rapport aux entretiens afin de correspondre à la distribution d’acteur.ice.s. Cette pièce pourrait très bien être remontée en réagenrant tous les personnages.
Le dernier tableau a un statut un peu différent. Il reprend une scène de la pièce Projet Luciole de Nicolas Truong qui faisait dialoguer des textes de Guy Debord et de Jacques Rancière. Nous avons repris ce texte tout en le modifiant légèrement : de manière systématique, « spectateur » a été remplacé par « chômeur », « spectacle » par « chômage » ... Ces termes seront écrits dans le texte entre crochets [...].
Un grand merci à Carine Ollivier et Christiane Page qui ont rendu ce projet possible.

Tableau 1
PROJET CHÔMAGE

Les petits vieux.
Le Petit Vieux 1 est déjà installé. La Petite Vieille s’installe puis, entre à son tour le Petit Vieux 2. Un temps.
Petite Vieille : J’étais au chômage... Petit Vieux 2 : Au ?
Petite Vieille : Oui, à l’époque, mon mari travaillait, et moi, j’étais au chômage. Et c’était terrible vous comprenez. Mon mari, cinq jours de travail dans les dents, il était fatigué. Alors il voulait rien faire. Mais moi j’étais pas fatiguée. J’avais la maison, la cuisine, les enfants, mais à la fin de la semaine, j’étais pas fatiguée moi, je voulais sortir moi. Et mon mari
Petit Vieux 2 : Ton mari ?
Petite Vieille : Il était fatigué ! Il est décédé. Il était très fatigué. C’était terriblement long...
Petit Vieux 2 : Moi, je me suis mis au chômage pour m’occuper de Papa.. Papa, il a eu besoin que je m’occupe de lui, donc je me suis mis au chômage. Et j’ai bien fait. Ah oui. J’ai bien fait. Ca a duré, quoi ? Janvier, février...
Petite Vieille : C’était long... Parce que lui, il travaillait, forcément et
Petit Vieux 1 : Le travail ! Vous croyez que j’avais le temps, moi, de travailler ? Avec trois enfants ? Dès le matin, avec les petit-déjeuners, les emmener à l’école ; le déjeuner, les ramener ; le soir, faire les devoirs, préparer à manger, vous croyez que j’avais le temps de faire les 3x8 moi ? Aller au travail, c’était pas possible ! Le chômage...
Petite Vieille : Moi je m’ennuyais...
Petit Vieux 2 : Et ton mari, comment il va ?
Petite Vieille : Il est décédé.
Petit Vieux 2 : Ah. Moi je me suis mis au chômage pour m’occuper de Papa. Et j’ai bien fait hein. Oh oui, j’ai bien fait ! Parce que janvier, février...
Sortie de la Petite Vieille sur la dernière réplique. Puis, à la fin de cette réplique, sortie du Petit Vieux 2. Noir.

Tableau 2
Pôle emploi.

Moi, ça a beaucoup changé. J’ai connu l’ANPE, donc pas Pôle Emploi. On arrivait là-bas, on prenait un ticket, on avait un rendez-vous, y’a quelqu’un qui venait nous voir. Maintenant, tout est informatisé. Je me souviens de la dernière fois que j’y suis allé parce que j’avais un problème de droit. Donc j’ai été déposer mon, mon papier, je rentre - et avant, y’avait une boîte où je pouvais déposer mes papiers quand on avait - et là, du coup, je demande à la dame où se trouve la boîte. Elle me dit : « ah non, monsieur, on ne dépose plus les papiers comme ça, monsieur, maintenant, tout est sur internet, monsieur ». Donc je dis : « Comment ça ? - Bah, vous avez des ordinateurs sur place, vous scannez et vous envoyez tout à Pôle Emploi quoi ». Donc y’a jamais personne qui m’a montré comment je devais faire. Alors imagine pour les personnes qui ne savent pas utiliser internet ! Moi, du coup, je ne me déplaçais plus à Pôle Emploi. Je fais tout sur internet. Avant, l’ANPE, ils te conseillaient, ils te proposaient des trucs, ils t’accompagnaient quoi. Alors si, maintenant ils t’envoient une offre sur internet, mais complètement différente de ce que tu fais... La dernière fois, je reçois une demande d’emploi, mais complètement différente de ce que je demande – parce qu’en fait, on a un espace exprès – et puis j’avais un mail en me disant que je pouvais me présenter à telle place, à telle heure. Donc voilà, y’a plus du tout d’humanité à Pôle Emploi, vraiment, c’est vraiment, maintenant, c’est tout par internet. L’arrivée du numérique a complètement changé cette relation de conseiller envers les demandeurs. C’est ça. Maintenant, attention, je dis pas non plus que c’est inutile parce que quand on a souci, moi, à chaque fois, j’ai appelé, y’a toujours l’accueil qui est là, ‘fin les gens – ‘fin moi, je suis sur le Pôle Emploi du quartier, j’ai jamais eu un problème avec une personne, vraiment, aucun problème. Et je ne sais plus le numéro de Pôle Emploi, là, mais quand on appelle, on donne notre numéro de dossier et on, on a toujours les renseignements que l’on souhaite hein. Après, il m’est déjà arrivé d’appeler pour un problème, genre « Écoutez, je comprend pas... ». Ils m’avaient arrêté mes droits, et où, voilà – et j’appelais aussi pour ça, parce que quelquefois, il suffisait de se tromper dans sa déclaration pour être radié. Donc, on se retrouve un mois sans rien. Donc franchement, ça peut être vraiment (euh) embêtant pour certaines personnes. Moi, j’ai la chance d’être marié. Mais, je me dis, les parents seuls avec des enfants qui sont au chômage, quelquefois, ça doit être compliqué. C’est quelque chose. ‘fin, s’il manque quelque chose, on n’a pas nos sous, quoi. Donc, malheureusement, sans sous, quand on a des enfants, faut les faire manger.

Tableau 3
Préparation physique.

Tenues de sports. Sous les encouragements du coach, en traînant les pieds, 2 chômeur.e.s courent derrière leur entraîneur.
Coach : Ça occupe à temps plein quand on recherche du boulot ! Mes journées elles commençaient tôt et elles finissaient tard ! A fond ! C’était mon boulot ! C’était mon boulot de chercher du boulot, de trouver du boulot !! Je n’ai pas attendu qu’il vienne le boulot !
Coup de sifflet. Série de jumping jacks.
Et puis ça occupe à temps plein quand on recherche du boulot ! C’était... Mes journées, elles commençaient tôt et elles finissaient tard ! A fond ! C’était mon boulot ! C’était mon boulot de chercher du boulot, de trouver du boulot ! Je n’ai pas attendu qu’il vienne le boulot !
Coup de sifflet, échauffement des poignets.
Il faut écrire des CENTAINES de lettres ! Ah mais c’est un vrai boulot ! C’est un vrai boulot ! A temps plein ! Chercher du boulot, c’est des stratégies, c’est identifier les entreprises qui sont capables, c’est aller chercher tout ce qui sort au niveau de la presse.
Le coach se met à ramper et les 2 chômeurs le suivent, puis se chamaillent pendant le discours de ce dernier.
Donc moi je pistais tout, je suivais tout, j’écrivais partout ! J’écrivais partout, j’appelais partout ! Et j’arrivais ! Ah mais c’est un vrai boulot ! C’est un vrai boulot ! A temps plein !
Long coup de sifflet. Les chômeurs arrêtent de se chamailler et rejoignent le coach.
C’est bien d’arriver. Mais si on était, je ne sais pas 150 ou 200 à écrire – ce qui était le cas – d’arriver dans les 10 premiers, c’est top ! Tu te dis « ouais je suis dans les 10 premiers !! ». Ouais ... Mais il n’y a qu’une place ! Et donc être dans les 10 premiers ce n’est pas suffisant. Et après c’est les entretiens, tu y vas une fois, deux fois, trois fois... Il faut rien lâcher d’accord ? Est-ce que vous êtes prêts à chercher du travail ? J’entends rien. Est-ce que vous êtes prêts à chercher du travail ? Alors dans les starting blocs !
Coup de sifflet du coach et série de traversées pour les chômeurs.
Et hop on traverse la rue ! Et on retraverse la rue ! Et talon-fesse ! Au boulot ! A la recherche de boulot ! Ça va s’en boulotter de la recherche d’emploi, c’est moi qui vous le dit.
Sortie de scène au pas de course.

Tableau 4
L’emploi de rêve.

Y’a des choses qui m’ont un peu choquée avec Pôle Emploi, dont une principalement. Y’a un moment, je rêvais de travailler dans les écoles, les écoles maternelles. Je voulais être aide maternelle, m’occuper des enfants. Je m’étais mis ça en tête et, franchement, j’en avais un peu marre de l’intérim. Vraiment. J’aimais les enfants et j’avais dit à mon mari que je voulais me trouver une place dans une école. Donc vraiment motivée par cette idée hein. J’ai fait toutes les écoles. Et, une fois, je tombe sur une annonce : « recherche aide maternelle pour une école maternelle », à côté de chez moi ! Donc je saute sur l’occasion, j’appelle directement l’école – en fait, je ne savais pas que c’était géré par Pôle Emploi, c’était juste une annonce comme ça, j’avais pas trouvé l’annonce sur Pôle Emploi. Donc je prends mon téléphone, j’appelle le secrétariat, j’explique que j’ai vu l’annonce et que je suis intéressée par le poste et je demande si je peux ramener mon CV. Elle m’explique qu’ils ont eu déjà beaucoup de demandes, que du coup elle me passe le directeur - puisque généralement les directeurs prennent pas le téléphone. Là je parle pendant une heure avec le directeur, je lui explique que c’est mon rêve quoi. Il me dit « écoutez ce que vous faites, ‘fin j’ai un très bon rapport avec vous franchement, je voudrais vous rencontrer, si vous voulez cette après-midi. Mais le problème, c’est que l’annonce est gérée par Pôle Emploi... ». Donc il me donne le numéro de l’annonce et je dis « OK, pas de soucis ». Là, euh, franchement, euh, super contente quoi. Je raccroche, j’appelle même mon mari avant même d’appeler Pôle Emploi. Rire. J’étais complètement excitée, parce que enfin j’allais faire un boulot que j’aime bien. Je prends mon téléphone, j’appelle Pôle Emploi, et j’ai une dame au téléphone. J’explique le truc et je dis que je désire avoir l’offre. Elle me dit qu’elle regarde mon dossier, et là, elle me dit : « madame ça va pas être possible. - Euh comment ça ? - Bah, écoutez, la place est réservée aux chômeurs longue durée ». Un temps. Vu que je faisais de l’intérim, j’étais pas considérée comme chômeur de longue durée quoi... Alors, je me suis énervée - et c’est la première fois que je me suis énervée contre eux, vraiment. J’ai dit : « mais attendez, vous déconnez ? Je cherche du travail, j’ai une bonne entente avec le directeur, je peux travailler demain matin et vous, vous me refusez l’emploi ! Franchement je comprends pas ». Elle me dit : « oui, vous ne faites pas partie des critères demandés ». Ces critères, c’était pour les gens qui ne travaillaient pas depuis plus d’un an. Et ça, c’est quelque chose qui m’a toujours choquée au niveau de Pôle Emploi : quand on trouve nous-même, ils nous refusent quoi. Donc, en gros, ils me demandaient de rester un an chez moi à rien faire quoi. Ça, ça m’a toujours choquée. Après je comprends qu’il y ait des gens qui sont beaucoup plus dans le besoin, mais bon, grave déçue... Pourtant, j’étais vraiment motivée, et ça m’a toujours – je sais qu’il y a des gens qui attendent depuis longtemps et qu’il faut laisser sa chance à tout le monde, mais bon, si tu bosses, on te dit non, et ceux qui bossent pas pendant un an – c’est peut être pas leurs fautes hein et ils y peuvent rien – mais par contre, y’a des gens aussi qui profitent du système, clairement, « ah non je travaille pas, et j’ai quand même mes droits ! ». Et ces gens-là ont plus de chance de trouver du
travail quoi, et nous à la fin on baisse les bras. Je ne vais pas rester un an à la maison juste pour être sûre d’avoir une bonne place ! C’est des choses qui me choquent, on dit que les gens n’ont pas de travail mais quand on en trouve un, ils nous le refusent... Alors j’ai rappelé le directeur, mais lui, il pouvait rien faire parce que c’était une école publique... Donc pas de boulot de rêve quoi.

Tableau 5
Solitude.

Un être, abordé par des voix de plus en plus agressives.
- Le travail, ça fait revivre en tant qu’humain.
- Accroche-toi.
- Travailler fait partie de la vie.
- Dans tous les cas il faut tenter, il faut essayer. - Il faut travailler pour vivre.
- Le travail c’est la vie ! C’est entretenir sa vie, travailler. - Il faut travailler. C’est totalement bénéfique de travailler. - Du courage, sache que rien n’est facile dans la vie.
- C’est une fierté d’être en CDI.
- Bouge-toi un peu.
- Quand on veut, on peut.
- Va chercher du travail.
- Bouge-toi ! Défends-toi !
- Ton frère a réussi, lui. Il travaille lui.
- Comme dirait Macron, t’as juste à traverser la rue.
- Soit tu retournes chez tes parents, soit la rue.
- Tu profites du système.
- Tu fais rien de tes journées !
- Tu nous coûte cher. Tu es une charge.
- Fainéant.
- Tu sers à rien.
- Si tu travailles pas tu comptes plus.
- Il faut que tu bouges ton cul pour trouver du taf.
- Fainéant !
- Tu sers à rien !
- Va chercher du travail !
- Sois tu retournes chez tes parents soit la rue !
- Tu es une charge !
- Fainéant !
- La rue !

Tableau 6
Chômage Vacances.

Plateau de TV Talk Show
Invité : Pour moi, mes périodes de chômage ne sont pas vraiment des périodes de chômage, au vrai sens du mot. Je mijote toujours quelque chose. Je fais beaucoup de cuisine. Je joue avec mon chien aussi. J’ai beaucoup plus de temps à lui accorder et puis je prends du temps pour moi. Je lis et je regarde pas mal de trucs en rapport avec mes projets futurs. Ça me permet de mettre en place un nouveau mode de vie. Comme le boycott des supermarchés, parce que j’ai plus de temps pour faire des courses éthiques. Je mets aussi en place une cuisine zéro déchets, avec des bocaux et tout, et j’apprends beaucoup de nouvelles recettes pour manger plus sainement.
Invitée : J’ai pris du chômage aussi. En fait, ce sont des contrats saisonniers que j’avais, donc je travaillais de avril – même pas, de mars jusqu’à novembre. Et après, de mon choix – c’est pas parce que je ne pouvais pas trouver de travail – mais je voulais me poser un peu, prendre un peu de repos et reprendre deux mois de vacances quoi.
Animateur : Donc pour vous, le chômage, c’est des vacances ?
Invitée : Pour moi, le chômage, c’est des vacances, ouais.
Animateur : Mesdames et messieurs, bonsoir, bienvenue dans notre émission Chômeur et Chômeur ! Ce soir, lumière sur certains chômeurs qui ont décidé de profiter de leurs périodes de chômage pour prendre du recul sur leur rapport au travail, afin de réinterroger leurs modes de vie. Nous écoutons tout de suite leurs témoignages. Et tu penses que Pôle Emploi aurait acté ta demande de chômage si tu avais dit que tu souhaitais, en fait, prendre deux mois de vacances ?
Invitée : Ben je ne sais pas du tout ce qu’ils sont censés faire dans ce cas-là. Je ne sais pas s’ils ont droit de te dire « ben non tu te débrouilles » et puis voilà... Je ne sais pas quel droit ils ont, je ne sais pas du tout. Je ne sais même pas par exemple, si une personne, si, il y en a qui ont dû dire, il y a sûrement eu des guignols qui ont dit « ah ben c’est pour être en vacances ». Moi je ne sais pas si Pôle Emploi, au final, accepte le chômage ou pas, je ne sais pas. Non, non, j’ai dit autre chose. Je ne sais plus d’ailleurs, je ne sais même plus ce que je lui ai dit. J’ai sûrement trouvé une bonne excuse parce que là, voilà.
Invité : Il faut peut-être rappeler que le chômage, c’est surtout une invention de la société à un moment donné. Autrefois, dans l’Ancien Régime, le chômage n’existait pas. Et il y avait toute une partie de la population qui ne travaillait pas, les nobles et les clergés, et c’était tout un honneur, un moyen de distinction. Et travailler, c’était quelque chose de négatif. Maintenant on a inversé les choses. Là, actuellement, je travaille et je suis salarié, mais le mois dernier, je travaillais et j’étais au chômage. Là, j’ai un petit pactole avec des appels d’offres, donc je vais pouvoir tomber sur une phase salariée. Mais en fait, politiquement, je me suis dit : comme l’équipe gouvernementale en place, je ne l’aime guère, et bien juste avant les présidentielles, je me mettrai au chômage ! Pour faire augmenter les chiffres du chômage !
Animateur : Ok... Et du coup quand tu disais aux gens que, voilà, tu t’arrêtais pendant deux mois, comment ça se passait ?
Invitée : Regards inquiets. C’est pour Pôle Emploi ?
Animateur : Pardon ?
Invitée : C’est pour Pôle Emploi l’émission ?
Animateur : Ah ! Non, pas du tout, si vous le désirez, vous serez floutée au montage.
Invitée : Mes parents ont toujours été d’accord avec mes choix professionnels, et quand je devais faire une pause aussi. C’était essentiel parce qu’avec mon copain, à l’époque, on ne se voyait pas beaucoup quand je travaillais parce que si tu veux, quand tu es en cuisine, t’es un peu un peu décalé, tu travailles le week-end, quand tu as ton après-midi, c’est mercredi après-midi ou le mardi après-midi... Ben mon copain travaillait quoi. Donc je me suis dit, ben je vais prendre deux mois de vacances et puis recommencer après. Avec mon copain, c’était pareil hein, on s’était mis d’accord que je bossais tant de mois à fond ou je ne le voyais quasiment pas et, de Novembre à Janvier, je me mettais en pause quoi.
Animateur : Hum hum, très intéressant. Et alors, vous, justement, d’après ce que j’ai compris, c’est
Noir sur la dernière réplique.

Tableau 7
Ennui.

Accompagné d’un paquet de céréales. Le monologue est entrecoupé de pauses afin d’en manger quelques-unes.
C’était chiant parce que je voulais travailler mais je trouvais pas. Et puis avec mes parents, c’était un peu tendu des fois alors ça, ça amplifie le truc. Je me sentais perdu parce que sans boulot, t’as plus de repères. Tu t’lèves n’importe quand, tu dors n’importe quand, tu sors, tu restes des journées entières devant la télé, tu ne fais rien de particulier... Ta vie elle a plus trop de but quoi. C’est un peu ça, tu perds la notion du temps. T’as plus de rythme. Tu t’sens seul parce que les gens autour de toi, enfin la plupart, ils bossent, et du coup toi, tu t’sens un peu sur le côté quoi. Après, ça c’est un ressenti intérieur. Mais même financièrement, tu ne peux rien faire : tu peux pas prendre d’appart, tu peux plus aller au restau ou au ciné, tu deviens dépendant de tout le monde et c’est pas évident ça aussi. Ça fait mal dans le fond, parce qu’on en a conscience mais on peut rien y faire. Alors on subi. On est un peu victime de notre sort quand on est au chômage. Comment dire, on se plaint quand on bosse parce qu’on veut plus de temps libre, mais une fois qu’on a que ça, que du temps libre, on n’est pas satisfait non plus. On s’rend pas compte quand on travaille que c’est une chance de pouvoir travailler. C’est comme quand t’es malade, c’est une fois que t’es malade que tu réalises la, la chance que que t’avais avant de ne pas l’être. C’est exactement pareil. En plus, c’est pas pour rien qu’on dit que « le travail c’est la santé ». C’est parce qu’une fois que t’as plus de travail, euuuh... Tu n’as plus de mutuelle ! Mais y’a aussi tout ce qui va être dans la tête, on craque plus ou moins quoi. Moi, par exemple, j’avais arrêté de fumer. Mais quand j’étais au chômage, j’ai recommencé. Parce que j’en avais besoin, à cause euh, du stress, tout ça ! Et puis ça allait pas, l’angoisse de pas retrouver du travail, de rester vivre chez ses parents pour toujours euh, de ne pas avoir de salaire, tout ça, ça remplit la tête. Les chômeurs sont vus négativement, parce que quand tu travailles pas, les gens ils vont – ’fin les gens qui travaillent – ils vont dire que t’es fainéant, que t’es un assisté et tout ça quoi. Pourquoi ils pensent ça ? J’sais pas moi, peut-être parce que eux ils ont un, un emploi, et que du coup ils pensent que faut que tout le monde en ait un. Après, c’est vrai que c’est mal vu quand on bosse pas. Même mes parents, quand j’étais chez eux au chômage et qu’ils recevaient des amis, ils avaient honte de dire que j’étais au chômage ! Quand on était à table euh, mes parents, leurs amis et moi, et que les amis de mes parents me demandaient « alors, tu deviens quoi » ? Bah moi je leur disais que j’étais au chômage, et mes parents, ils ajoutaient directement « il cherche du travail en ce moment »... Rire. A croire que ça passe mieux de dire « je cherche du travail », que de dire « j’suis chômeur », alors qu’en soi, le statut c’est le même ! Mais pour les gens, c’est pas la même chose. Après, je voyais aussi les chômeurs comme des fainéants, mais c’est parce qu’on nous apprend ça. Mes parents ils me disaient que les chômeurs ils veulent pas travailler et tout, et moi, je comprenais pas pourquoi ils ne voulaient pas travailler, jusqu’à ce que mon tour arrive et que je comprenne pourquoi certains n’ont pas envie. C’est vrai que quand tu fais des études, tu vas pas accepter n’importe quoi derrière. Moi c’est pareil, je voulais avoir un travail stable. J’en avais marre des contrats courts et de l’intérim. En fait, avant, je comprenais pas le point de vue des chômeurs mais depuis que j’ai été moi-même au chômage, j’comprends mieux quoi. Mais bon, après, c’est la société aussi qui donne une image, comment, négative des chômeurs. J’ai vu ce que c’était le chômage et ça m’plaît pas de ne rien faire comme ça. J’ai besoin de travailler quoi ! Et puis on a pas le choix, avec tout ce qu’il faut payer, on peut pas s’débrouiller sans travailler, c’est trop galère ! En fait, si tu veux être indépendant et pouvoir vivre normalement, t’as pas le choix faut travailler, sinon t’es dépendant de tes parents ou de tes proches, car sans travail, tu t’en sors pas seul, tu finis à la rue...
Sur les dernières lignes, l’individu s’excite et renverse ses céréales. Silence. Va en coulisse chercher un balai et ramasse ce qu’il a renversé.
Ouais ça y est, depuis que j’ai retrouvé du taf, j’ai repris un appart. Et puis, bah, j’ai fini de payer mes factures que j’avais pas payées, et voilà. Tout est rentré dans l’ordre.

Tableau 8
Projet Luciole.

- « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation d’[expériences]. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation de ces [expériences]. [...] Le [chômage] est l’héritier de toute la faiblesse du projet philosophique occidental qui fut basé sur une compréhension de l’activité dominée par les catégories du voir. Le [chômage] ne réalise pas la philosophie, il philosophise la réalité. C’est la vie concrète de tous qui s’est dégradée en univers spéculatifs ».
- « Le [chômage] est l’idéologie par excellence, parce qu’il expose et manifeste dans sa plénitude l’essence de tout système idéologique : l’appauvrissement, l’asservissement et la négation de la vie réelle ».
- « Le [chômage] est matériellement « l’expression de la séparation et de l’éloignement entre l’homme et l’homme ». [...] C’est le stade suprême d’une expansion qui a retourné le besoin contre la vie. « Le besoin de l’argent est donc le vrai besoin produit par l’économie politique, et le seul besoin qu’elle produit. Le [chômage] étend à toute la vie sociale le principe que Hegel, dans la Realphilosophie d’Iéna, conçoit comme celui de l’argent : le [chômage], c’est la vie de ce qui est mort, se mouvant en soi-même ».
- « Le [chômage] est le règne de la vision et la vision est extériorité, c’est à dire dépossession de soi. La maladie de l’homme chômeur peut se résumer en une brève formule5 »...
- ... « plus il [chôme], moins il vit ».
- « Qu’est ce qui permet de déclarer inactif le [chômeur], sinon l’opposition radicale préalablement posée entre l’actif et le passif » ?
- « Plus il [chôme], moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. C’est pourquoi le [chômeur] ne se sent chez lui nulle part, car le [chômage] est partout ».
- « Pourquoi identifier [chômage] et passivité, sinon par par la présupposition que que [chômer] veut dire se complaire à l’image et à l’apparence en ignorant la vérité qui est derrière l’image et la réalité ? Ces oppositions – regarder/savoir, apparence/réalité, activité/passivité – sont tout autre chose que des oppositions logiques entre termes bien définis. Elles définissent proprement un partage du sensible, une distribution a priori des positions. Ainsi on disqualifie le [chômeur] parce qu’il ne fait rien, alors que les travailleurs à l’extérieur mettent leur corps en action ».
- « Le [chômage] est le rêve de la société enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le [chômage] est le gardien de son sommeil ».
- « On appelait naguère citoyens actifs, capable d’élire et d’être élus, les propriétaires qui vivaient de leurs rentes et citoyens passifs, indignes de ces fonctions, ceux qui travaillaient pour gagner leur vie. Les termes peuvent changer de sens, les positions peuvent s’échanger, l’essentiel est que demeure la structure opposant deux catégories, ceux qui possèdent une capacité, et ceux qui ne la possèdent pas ».
- « L’émancipation commence quand on comprend qu’[être au chômage], c’est aussi [être en action]. Le [chômeur] aussi agit »,
- « Il observe ».
- « Il sélectionne ».
- « Il compare ».
- « Il interprète ».
- « Il lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues, sur d’autres scènes, en d’autres lieux ».





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Texte de la pièce de théâtre - projet chômage (pdf, 249.3 ko).
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