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Michel Verret, savant ami de la classe ouvrière, penseur agile

par Numa Murard
le 7 septembre 2018

Pour comprendre la société française d’après-guerre, il fallait connaître ses deux piliers : la paysannerie et la classe ouvrière. Pour les paysans, il y avait Mendras ; pour les ouvriers, Verret. Et c’est le premier qui permit au second de publier les deux premiers volumes d’une trilogie devenue classique : L’espace ouvrier (Armand Colin, 1979), puis Le travail ouvrier (Armand Colin, 1982). Le troisième volume, racontait volontiers son auteur, La culture ouvrière (ACL-Crocus, 1988), essuya un refus, que motivait un désaccord de fond. Culture ouvrière : s’agissant d’un groupe ayant déserté précocement les bancs de l’école, c’eût été en soi un abus de langage.

Décidément, paysans et ouvriers ne se comprendront jamais, bien que les seconds soient si souvent les enfants des premiers. Le lyrisme de Michelet avait su les réunir. Son lointain héritier dût réfréner ses ardeurs. Formé à la philosophie, imprégné de Marx, il sacrifia les joies de la théorie philosophique aux austères disciplines des sciences sociales, sans se glorifier de ce renoncement pour autant, mais sans jamais perdre son goût pour les arts et les beaux-arts et vint tardivement à la poésie, avec plus de force encore, comme si les passions trouvaient enfin à s’exprimer dans une démarche plus humaniste, artistique et personnelle après avoir quitté une Université gagnée par le conformisme.

Sauf les aléas de nomination des agrégés de philosophie, rien ne prédisposait l’Université de Nantes à devenir le foyer des études sur la classe ouvrière. C’est pourtant là que Verret, après les années d’enseignement de la philosophie au lycée, créa le premier et seul centre de recherches sur le sujet, amené à rayonner partout où l’industrialisation battait son plein, en France, à l’étranger, sur le continent africain notamment, d’où venaient de nombreux étudiants attirés par ce lieu unique.

Classe ouvrière : la couleur sépia a recouvert jusqu’au nom qui désigne ses membres comme objets. La vie et l’oeuvre de Michel Verret reflètent exactement ce changement de lumière, d’atmosphère, d’ambiance. Au point de rupture de ce demi-siècle, le sociologue saisit la désolidarisation et l’éclatement du groupe ouvrier, sans perdre de vue un seul instant que les ouvriers restent les Chevilles ouvrières (L’Atelier, 1995) d’un capitalisme tenu de se renouveler sans cesse et de renouveler sans cesse les ruses de la domination. Cet ouvrage de 1995 démontre, s’il le fallait, que le communisme, ou du moins l’aspiration au communisme, peut être un humanisme. « La question ouvrière, peut-on lire, n’est plus seulement celle de l’homme dans l’ouvrier, il s’agit désormais de la question de l’humain dans l’homme ».

On ne choisit pas son époque. Elle se donne à vous, disait Verret, qui n’avez pas demandé à naître, ni naître ici. Né peu après la première Guerre mondiale, lycéen durant la seconde, il est normalien en 1948, l’année de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. Militant communiste, comme un quart des élèves de l’Ecole normale supérieure à l’époque, il défend la cause de la paix contre l’impérialisme, les mouvements de libération contre le colonialisme, et bien sûr le travail contre le capital. Prenant ensuite ses distances avec le communisme, Verret passe de l’idéologie à la culture, défendant encore et toujours la dignité des membres de la famille humaine : le droit de vivre mais aussi de mourir dans la dignité. Ses conception et définition de la culture se retrouvent aujourd’hui dans les droits culturels consacrés par la Charte de l’Unesco et la loi française. Ces droits qui visent à garantir à chacun.e la liberté de vivre en dignité son identité culturelle permettront-ils que se développe une réelle agilité de la pensée ? Selon Verret, c’est l’agilité de la pensée qui permet de contrer les stéréotypes véhiculés aussi bien par la culture scolaire et la culture scientifique que par les cultures populaires et les cultures savantes.

Il n’est guère étonnant que son approche aie pu susciter l’embarras de ses collègues universitaires et que le silence, - fort peu efficace pour faire avancer le débat démocratique - aie été bien souvent la seule réponse aux questions et aux propositions avancées dans ses ouvrages. Le sociologue s’échappait de la discipline où l’on aurait voulu l’enfermer, posait des questions philosophiques, des questions politiques, osait des formes poétiques. Le spécialiste de la classe ouvrière sortait de la spécialité où l’on aurait voulu l’enfermer, parlait des classes populaires, de la bourgeoisie plus ou moins petite ou grande, de la société, quoi ! De la vie !

Car toutes les mesquineries et ratiocinations s’évanouissaient pour lui dès lors qu’il s’agissait de saluer tout ce qui fait source, si bien qu’on ne saurait mieux lui rendre hommage qu’en le lisant et en le citant, dans son style inimitable : « Chercher, trouver, aider, respecter ce qui, en soi et dans les autres, fait source - source de fierté, source de générosité, source d’enthousiasme – et qu’importe que ce soit dans la quête de lucidité ou la passion artistique, en militance politique ou religieuse, en patience pédagogique ou « fougue industrielle » (Fourrier), en ardeur ludique ou verve rieuse – toute source sera bonne, si seulement elle est pour tous » [1].

Numa Murard


[1Parmi les textes autobiographiques de Michel Verret, on peut retenir « Histoire d’une fidélité. Biographie de Michel Verret par lui-même », Politix, 4, N°13, 1991. De Anne-Lise Sérazin, amie éternelle de Michel Verret, on lira aussi l’histoire de l’amie éternelle d’Eugène Delacroix, Jenny, Amie éternelle de Delacroix, L’Harmattan, 2017.




Michel Verret, Savant ami de la classe ouvrière par Numa Murard (pdf, 357.5 ko).