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Ma Lampedusa


par Miriam Bovi
le 30 novembre 2021

Lampedusa est une île sicilienne proche de la Tunisie. C’est la Porte Sud de l’Europe, une zone de passage pour les personnes qui n’ont pas d’autres choix que de partir sur un bateau de (mal)chance, risquant leur propre vie. Je passe un mois ici, pour ma recherche-action, en tant que bénévole pour le projet d’accueil, monitorage et mémoire de Mediterranean Hope. La lecture vous en dira plus...

Août 2021.

La couleur du ciel et celle de la mer se mélangent dans une profondeur infinie. Le temps semble immobile, face à tout ce bleu qui reflète la lumière d’un soleil puissant.

Sa chaleur brûle la peau et le visage, aucune partie du corps n’est épargnée. La transpiration enlève les forces, s’ajoute à la fatigue de cette traversée épuisante et longue, trop longue. Les mouvements de l’eau font tourner la tête, ils donnent envie de vomir. Les enfants pleurent, leur couche est pleine et les vêtements sont mouillés par les vagues. Les femmes, elles, doivent rester avec la même serviette pendant toutes ces heures ou jours, qui sait.

Les plus âgés n’ont pas un meilleur traitement, ils sont comme les autres. Toute personne qui traverse « clandestinement » la Méditerranée subit ces conditions d’insécurité, la peur et la violence de cet entre la vie et la mort.

Et les blessés, les handicapés, les plus vulnérables, tous vivent le trauma de ce danger de mort.

« On pense et on dit que seulement ˝les plus forts˝ peuvent faire face au ˝voyage˝ alors qu’arrivent tant de personnes avec des pathologies » [1], affirme l’opérateur juridique.

Derrière le bateau de (mal)chance, les restes d’une (sur)vie qui anéantit les rêves. Le sens de la responsabilité se mêle à la nostalgie pour une famille laissée en arrière. Un ensemble de sentiments envahit l’esprit… la peur, la solitude, peut-être, la détresse alternée à l’espoir. Ils sont oubliés d’un monde qui semble ne pas vouloir prendre en compte la globalité des effets de son économie, les dictatures, les guerres, les changements climatiques ou encore les droits et les libertés que les frontières confisquent. Tout est là devant nos yeux, gravé sur la peau et dans les cœurs.

Les jambes ne peuvent pas bouger, il faut rester assis, même si le corps commence à brûler au contact du moteur. La faim, la soif, le sommeil et tous les autres besoins, imperceptibles dans un quotidien confortable, deviennent harcelants pendant les moments de fatigue, fragilité et désespoir. Malgré tout, personne ne peut écouter le bruit du ventre, l’envie de s’évanouir, les problèmes de santé ou la simple nécessité d’une toilette.

« Simple », ici rien ne l’est. Serrés les uns les autres pendant des heures ou des jours, en attente… dans le bateau, à l’endroit du débarquement, dans les camionnettes et l’hotspot même, les CAS (Centres d’Accueil Extraordinaire), les camps, la préfecture ou le centres de rétention.

Les douleurs, tant physiques que psychiques, ne s’entendent plus, tellement elles se répandent. L’espoir d’arriver en vie est tout ce qui compte, pouvoir chanter « Boza, boza ! » [2]depuis la patrouille des garde-côtes, tout en criant l’amour pour l’Italie, dans une atmosphère de fête, avec des couvertures de survie qui, dorées à l’extérieur, en font des reines et des rois.

Même dans le découragement, on peut trouver un sentiment de gratitude, pour avoir été sauvés de la violence meurtrière de la mer. Elle les a trempés de la tête aux pieds, elle a pris les chaussures et quelques affaires mais elle a laissé leurs vies intactes. Une nouvelle histoire commence, certainement difficile mais plus ou moins ouverte à l’espoir, comme celle du bisou des deux amoureux qui se prennent en photo, devant les restes des bateaux arrivés avant eux.

Cependant ce n’est qu’un épisode isolé, celui de pouvoir se photographier ensemble, dans la musique et les chants. La plupart du temps, le choc marque les regards et les esprits, ne laissant pas beaucoup d’espace au souffle réconfortant d’un port sûr.

Le constat de la gale, du manque d’hydratation, les brûlures, d’autres pathologies psychiques ou physiques, l’isolement des mineurs et des femmes enceintes, la terreur qui envahit les enfants, le courage et la force de toutes ces personnes, ces sont les vérités premières qui sautent aux yeux, des médecins comme des opérateurs.

Quand l’appel des garde-côtes annonce une arrivée, le cœur des opérateurs se remplit d’inquiétude : jusqu’à la dernière minute on ne peut pas connaître l’état de ces personnes, si elles arrivent vivantes ou pas, comment elles vont, s’il y a des enfants, des personnes vulnérables, déchirées par tout ce qu’elles subissent, des femmes enceintes qui ne pourront pas accoucher dans des structures adéquates. À Lampedusa, il n’y a qu’une polyclinique et une ou parfois deux ambulances.

C’est le cas d’une femme qui, quelques jours avant mon arrivée dans cette île tout au Sud de l’Italie, proche de la Tunisie, accouche dans la polyclinique (à cause d’une panne d’hélicoptère), puis est amenée à Palermo avec sa petite Maria, par l’hélicoptère de secours. Une histoire que les personnes présentes pendant l’accouchement se sont appropriée, par des photos du visage d’une personne mineure et le choix de son prénom.

« Nous avons décidé de lui donner le prénom de l’infirmière » [3], dit le coordinateur de la garde médicale de Lampedusa, en montrant fier les photos, pendant une interview qu’on retrouve facilement sur YouTube… comme s’il en avait le droit.

Aurions-nous la même audace pour un enfant d’une femme « non-migrante » ?

Des petits naissent, pendant que d’autres sont tués par les dangers de cette « traversée », douloureuse certes mais meurtrière aussi, plus souvent que ce qu’on arrive à imaginer. Le petit Youssef perd sa vie en novembre 2020. L’ONG Open Arms sauve 100 personnes ce jour-là, à côté des 5 corps sans vie. Le naufrage n’épargne pas le petit de 6 mois, encore vivant au moment de l’opération. L’eau prend ses poumons. Son corps termine le « voyage » à côté de sa maman.

Il est enterré dans le cimetière de Lampedusa, soigné et coloré par le projet sur la mémoire du Forum Lampedusa Solidale [4] et l’Osservatorio delle migrazioni [5], deux des missions de Mediterranean Hope [6] auxquelles je participe. Avant il n’y avait que des tombes en béton, sans nom. Sur une ancienne tombe il y a marqué « 2008 EXTRACOMMUNAUTAIRE » [7].

Welela, une fille emprisonnée en Libye, laissée sans soins après l’explosion d’une bouteille de gaz, est mise sur un bateau en direction de Lampedusa. C’est le 16 avril 2015. Elle brûle, elle agonise, elle meurt. À l’arrivée, tout le monde entonne son prénom, impossible de ne pas l’entendre. Le sauvetage dramatique des survivants ne la concerne pas mais fait écho à son frère qui la cherche, une fille de 20 ans, érythréenne, morte dans un bateau. Il veut connaître l’endroit de sa sépulture. Aujourd’hui, des majoliques réalisées par un artiste, recouvrent ce qui était autrefois un numéro.

Dans les jours qui précèdent la partance, les trafiquants regroupent et enferment les personnes dans des endroits cachés, avant de les mettre dans la mer, si ça leur rapporte mieux que de les vendre à la police. N’importe qui peut conduire le bateau, il faut juste savoir lire le GPS, les applis et connaître quelques petits secrets de la navigation. Son « voyage » à lui est gratuit.

Quand le bateau part, les interceptions des autorités détectent, selon les données recueillies par l’Observatoire (non officielles, ni institutionnelles), environ 60% des embarcations. La surveillance et l’intervention du petit avion de l’ONG Sea-Watch deviennent compliquées à saisir pour le conducteur mais, dans la plupart des cas, celui-ci comprend ses bonnes intentions : l’avion lui montre, par des mouvements d’ailes, la bonne direction.

Quand une embarcation se renverse ou coule, les signalisations de Seabird (un des avions de Sea-Watch) deviennent indispensables, même si elles restent souvent ignorées par Malte et la Lybie, lorsqu’ils sont obligés de prévenir « the so-called Lybian Coast Guard » [8], pour une question de vie ou mort dans les eaux sous leur juridiction. Les naufrages sont assez réguliers. Pendant le mois que je passe à Lampedusa, une seule semaine en marque 3. Certains corps sont encore là, le processus de récupération est trop long et coûteux pour les autorités, malgré l’argent récolté qui couvrirait les dépenses.

« Ce jour-là j’ai pleuré deux fois. Une fois pour les survivants et une fois pour les victimes abandonnées dans la profondeur de la mer. La même mer où, au début de mon expérience ici, je ne voulais pas me baigner à cause de cette pensée » [9], me confie une jeune et forte opératrice sociale, devenue une chère amie, lorsqu’elle me décrit les sentiments éprouvés après l’attente infinie d’une nouvelle arrivée. Le naufrage du 30 juin 2021 tue 7 femmes parties de Tunisie pleines d’espoir, dont une enceinte et une adolescente, reconnue par sa mère.

Pourquoi partir si les risques sont si élevés ?

« Pour les enfants la chose la plus importante est le futur. Qu’est-ce que je ferai de mon futur ? Je me voyais déjà, après 10 ans, sur la montagne, une kalachnikov dans mes mains et un foulard autour du cou. Cette image me terrorisait, elle m’effrayait tellement que j’ai trouvé le courage de partir » [10], ce sont les paroles d’un médiateur, lui aussi échappé de son Pays, l’Érythrée, pour arriver au même endroit où, depuis quatre ans, il choisit de travailler. Il veut essayer de redonner une petite partie de ce qu’il a reçu, grâce au statut de réfugié dont il connaît bien les obstacles. Croyez-moi, il fait bien plus que ce qu’il croit, avec une sensibilité et une empathie hors du commun, tout en gardant son individualité et sa détermination dans un système assez structuré. Dormir une nuit entière est un privilège quand on travaille dans l’accueil à Lampedusa mais la fatigue ne l’empêche pas de sourire par ses lèvres et ses yeux que je n’oublie pas.

Le soleil vient de monter, il attend tout juste qu’il soit bien chaud pour nous annoncer la nouvelle.

« Dans 10 minutes à la jetée Favaloro, 539 personnes » [11], le texto de ma responsable.

Nous ne sommes que deux ce week-end à distribuer les verres d’eau, quelques goûters et du jus pour les mineurs et les femmes enceintes, une peluche et des craies pour les plus petits, pour qu’ils s’évadent un peu… des vêtements pour enfants, des barres protéinées mais nous sommes là surtout pour apporter un minimum de respect, de soin et d’écoute aux personnes qui sont venues nous rejoindre pour trouver un refuge. Et encore discuter avec Frontex qui assaille de questions les nouveaux arrivants, sans s’inquiéter de leur état d’esprit, parfois bien avant qu’ils descendent du bateau, jusqu’à l’entrée dans les camionnettes. Puis il y a la police, avec laquelle il faut entrer en relation, à l’aide des opérateurs d’UNHCR, pour accompagner les personnes aux toilettes, deux à la fois, vu qu’il y en a que deux, dans des conditions dégoûtantes, parfois sans eau et sans porte qui ferme.

Il ne faut pas oublier la crème solaire, les masques et les gants, ni le pass pour accéder à la zone militaire… ni de boire de temps en temps. Compter les personnes, en comprendre la nationalité, les maladies, les besoins, les regards, par l’unique partie du visage qui reste découverte. Reconnaître les mineurs, avec Save The Children, rigoler, les rassurer, leur sourire.

Beaucoup de forces de l’ordre, elles, changent fréquemment et chacune a sa façon de gérer les arrivées, sans se renseigner auprès des acteurs stables sur l’île. Les disputes sont fréquentes, les policiers, l’armée anti-terroriste ou les autres, la plupart sont agressives sans vraies raisons. Les insultes, les cigarettes à côté des bidons d’essence, sous le panneau d’interdiction, les discours pauvres d’informations mais riches de préjugés. Nous devons nous taire, dans la plupart des cas. Il faut avoir une « bonne position » pour répondre sans être chassés. Ils restent immobiles sur plusieurs lignes.

« Dans la gestion de la frontière on devrait disposer de plus d’opérateurs sociaux, de psychologues, qui remplacent les forces de l’ordre » [12], observe le dessinateur social.

La jetée est pleine de personnes ce matin, beaucoup viennent du Bangladesh et elles s’agenouillent pour prendre le verre d’eau. Égypte, Maroc, Érythrée, Ghana, Chad, Nigeria, Soudan, Syrie, Palestine mais ce n’est pas important. Parmi elles, beaucoup de mineurs isolés, peu de femmes et peu de familles. Toutes épuisées de la traversée d’environ 36 heures, parties de la Libye. Quelqu’un vomit, un autre n’est pas arrivé à retenir ses fèces, toutes sont déshydratées.

Plus de 2 heures pour le contrôle médical, l’eau, la distribution des masques (tant qu’il y en a), la disposition des groupes, l’accès aux camionnettes qui les amènent dans l’hotspot surpeuplé. Il n’y a que 3 ou 4 camionnettes avec une capacité réglementaire d’une dizaine de personnes ou un peu plus, elles font des allers-retours bien remplies, jusqu’au coffre. L’hotspot a 250 places, les autres dorment sur des matelas en plein air, entre la latrine et le barbelé, en espérant qu’il ne va pas pleuvoir.

Parfois, quand le bateau arrive de la Libye, les marques des tortures subies dans les camps demeurent évidentes, en plus des signes d’armes à feu et d’autres abus difficilement imaginables.

Segen, c’est comme ça qu’on l’appelle en Érythrée, pour sa grande taille, sa minceur et son long cou. Son nom est Tesfalidet Tesfom. Il arrive au port de Pozzallo, en Sicile, en mars 2018. Il meurt peu de temps après, les violences subies en Libye l’ont déchiré. Il ne tient pas debout, tellement il est peau et os, consommé par les années de déshumanisation et de maltraitance.

Dans son porte-monnaie, deux petits morceaux de papier qu’il utilise pour exprimer son âme, son vécu, sa tristesse, les coups que la vie lui a infligés, accompagnés par son courage et l’envie de rêver encore. Malgré la souffrance, il ne cesse jamais d’y croire. Il lutte jusqu’à la fin de sa vie, par la force de ses mots et la détermination de sa foi qui restent indélébiles.

Bien d’autres bateaux rejoignent la jetée. Je suis à Lampedusa de l’après-midi du 3 août au matin du 5 septembre. Pendant ce mois, selon les données internes à MH que nous avons recueillies, environ 5.004 personnes arrivent vivantes, divisées en 193 embarcations.

La majorité part de Tunisie avec des tout petits bateaux de pêche, souvent verts, des gommons ou d’autres bateaux à moteur. Une « lancia libica » aussi, bleue, je m’en souviens car on m’explique que cette embarcation, plutôt grande, a un double fond, où parfois on retrouve des personnes tuées par l’absence d’oxygène, généralement de petite taille et provenant du Bangladesh.

Entre ceux et celles qui arrivent, certains sont transbordés sur les vedettes italiennes ou les navires de la Garde de Finance, d’autres arrivent autonomement.

« Vous êtes à Lampedusa » [13], explique le dessinateur social, à ceux et celles qui ont vaincu le désert, les camps, la mer, pour arriver dans cette petite île de 20 km carrés, presque privée de végétation, avec des plages paradisiaques où les tortues nidifient. Ma Lampedusa… elle est trop souvent laissée seule avec sa porte Sud, sans l’Europe ni l’Italie, pourtant envahie de touristes.

« Normalement » les bateaux accostent à la jetée militaire ou celle du commercial mais, les jours encore moins chanceux que les autres, ils peuvent arriver par les rochers, une crique ou d’autres quais, sous les regards des touristes et des journalistes qui exploitent n’importe quelle image, lorsque la spectacularisation n’a pas de limite.

Le premier débarquement auquel j’assiste se déroule sur les rochers de la Guitgia. C’est un « autonome », escorté par les autorités qui essaient de le guider, pour que le petit bateau ne se renverse pas ou ne s’écrase. Il fait nuit, tout est sombre et les personnes sont pieds nus. C’est la confusion, personne ne sait vraiment quoi faire. Il faut aller vers la lumière, où les rochers sont plus plats et le risque de blessures diminue, tout en évitant les caméras des journalistes et des touristes. Les femmes et les enfants vont en premier. Une fille s’accroche à mon bras, ses yeux commencent à se mouiller, elle me regarde, ferme : « Promets-moi que je reverrai mon père ! », je la rassure.

Si quelqu’un a besoin des toilettes, nous l’accompagnons dans la nature. Les autres restent collés les uns aux autres en carré, assis par terre, entourés par les forces anti-terroristes, les Baschi Verdi, à l’air menaçant, dont on voit en premier plan la matraque. Ils crient fort de rester immobiles, sages, ils parlent mal. Les autorités italiennes affirment être terrifiées par l’arrivée de tous ces garçons tunisiens au caractère endurci mais cette agressivité, face à cette inégalité de posture, de condition et de statut, peine à trouver son sens. Un avion passe au-dessus de nos têtes, tout le monde le regarde avec émotion. De l’autre côté, une étoile filante échappe à l’attention, peut-être une lumière d’espoir.

Paradoxal de devoir utiliser le mot « normalement » pour raconter d’une situation si absurde, déshumanisante, indigne et dangereuse qui se « normalise », tout en continuant à être gérée dans l’urgence, obscurcissant le sens des lois et des droits.
L’opérateur juridique m’explique que « L’˝état d’urgence˝ par lequel on gère cette situation détermine l’exceptionnalité de la procédure à discrétion des autorités compétentes » [14].

La nuit du 12 août, alors que nous nous demandons où aller voir les étoiles, après une arrivée à la jetée Favaloro, nous recevons le signalement d’un autre débarquement à Cala Pulcino, une crique assez lointaine et dangereuse, sauvage, pleine de cailloux et de falaises. La route n’est pas illuminée et la lune se cache. Nous descendons de la voiture avec bouteilles, verres, goûters, couvertures de survie et un sac poubelle. Quatre hommes viennent de remonter, en essayant de nous expliquer qu’il y a du monde en bas, sur la plage de cailloux.

Nous parlons pour décider s’il faut descendre ou pas, car le chemin pour y arriver prend entre 30 et 60 minutes et se compose de racines, rochers glissants, chutes des pierres, descentes, montées et le sombre. Un membre de UNHCR descend et nous appelle. Des femmes et des enfants attendent sur les cailloux, les plus petits dorment, il faut les aider à monter, après ce « voyage » et cette arrivée problématique et miraculeuse en même temps. Ils auraient pu mourir écrasés sur la falaise.

Deux d’entre nous descendent, avec un opérateur de UNHCR, un médecin de MSF (Medici Senza Frontiere) et un carabinier. Je ne connais absolument pas la route et j’amène un sac avec ce qu’on avait sorti. Nous essayons de rejoindre la crique le plus tôt possible mais le chemin est long et les inquiétudes montent, adoucies par des chansons et des bêtises qui aident à gérer le stress.

À la fin du chemin nous rencontrons une file de personnes qui commencent à monter avec le premier opérateur descendu. Entre les bras elles portent les enfants, tout en étant épuisées, choquées. Chacun en prend un. J’essaie de faire la même chose, pour donner un coup de main à une jeune maman qui ne comprend plus rien, tant elle est effrayée. Elle ne se souvient presque plus d’avoir d’autres enfants, en plus de la petite qu’elle a dans ses bras. Les deux ont des yeux gigantesques, profonds, pleins de peur. La petite crie, pleure, elle ne veut pas de moi. Elle a raison, je suis une inconnue, masquée et avec des gants, qui veut l’enlever à sa maman. Une fois d’accord, nous montons doucement toutes les trois, avec quelques pauses pour se ressourcer un peu. La petite est au milieu, elle serre la main de sa maman et la mienne, très fort. Elle doit avoir 6 ou 7 ans mais elle ne fait pas d’histoires. Plutôt que de laisser la main de sa maman, elle monte tout le chemin avec ses jambes.

Je suis en tête de file sans connaître la route. J’utilise un téléphone dont sa lumière montre les traces de sang du pied d’une femme, montée avant nous. Je dois faire attention à la petite et à la maman. Derrière moi un ami avec un bébé entre les bras, il le berce en chantant car il pleure. Il a du caca partout et il veut sucer les tétons de mon ami. En dernier, le carabinier qui prend soin d’une jeune fille de plus ou moins 10 ans. « Elle ne me laisse plus », me dit-il tout en douceur, en souriant, une fois arrivés en haut. Tout se termine bien, la petite me salue de la camionnette, elle a compris que je ne voulais pas lui faire du mal.

Une femme continue à crier, désespérée. Elle cherche quelqu’un mais nous lui disons qu’il n’y a plus personne sur la plage. Elle ne se calme pas. Nous comprenons, peu de temps après, qu’elle cherche son mari. Il s’est trompé de chemin et il monte depuis l’Isola dei Conigli, une autre crique. Il marche longtemps avant d’arriver au sommet où il rejoint sa femme.

Ces sont la météo et les courants marins qui déterminent la quantité des arrivées chaque jour, c’est pourquoi août reste un mois compliqué en termes de gestion des flux, tout comme mai, juin, juillet, septembre, octobre, novembre mais aussi mars et avril, c’est une surprise.

Le 3 septembre, la mer est très agitée, les vagues sont hautes. Je fais quelques passes au foot avec trois garçons, c’est la première fois ici. Ma responsable m’appelle. Notre humeur ressemble à la mer, nous sommes très angoissées car nous ne savons pas si ces personnes vont arriver en vie, avec ce temps.

Un petit groupe d’hommes, partis de la Tunisie, est accompagné sur un navire de pêche. Des pêcheurs les sauvent d’un départ très dangereux. La Garde de Finance et Frontex les interrogent longtemps et, en parallèle, ils font la même chose avec les passagers. Ils essaient d’éloigner le mineur le plus terrorisé qui garde la main de son père. Ils ont l’intention de l’isoler du groupe et de son papa. Je ne peux pas accepter ça, Save The Children ne voit pas toute de suite la scène. J’interviens, ils ne peuvent pas interroger un mineur, le choquer encore plus, tout en l’éloignant de son père. Tout le monde baisse le regard quand je dis ça et je rapproche son père mais ils continuent quand même, Save arrive. L’enquête se termine peu de temps après, les pêcheurs sont relâchés et ils peuvent rentrer à la maison.

Le 25 août, un événement, à ce qu’il parait assez rare, se produit : l’équipage de l’ONG ResQ Ship, sur le navire appelé Nadir, demande à accoster à la jetée commerciale de Lampedusa pour MEDEVAC (lorsque, pour des raisons médicales, une ONG peut prétendre à une place dans un port). L’attente, dans ces cas, est encore plus longue, ça peut durer plusieurs heures, indépendamment du nombre de passagers. C’est un événement institutionnel de grande ampleur, il faut mettre d’accord plusieurs structures, États, etc. Les autorités se font attendre sous un soleil asphyxiant. Nous attendons, tout me semble excessif.

Le médecin de l’État range tout avec soin et il éloigne tout le monde sauf les nouveaux arrivants. Tous exhibent une tenue réglementaire, sauf nous qui n’en avons pas. Journalistes et touristes sont bien prêts à avoir leur scoop. Les acteurs présents sont plus nombreux que les personnes qui descendent. Tout a un air assez bizarre, oscillant entre les « tensions d’officialité » et l’absence du drapeau jaune permettant l’opération, remplacé par un torchon de la même couleur qui vole sur le mât du Nadir. Tout est impeccable, la camionnette est déjà là et ils peuvent se diriger vers l’hotspot.

L’hotspot est bien caché et enfermé entre plusieurs murs, contre la loi internationale conférant la pleine liberté de circulation après l’identification, qui s’applique dès que les personnes y rentrent, après le test covid.

« L’illégalité à Lampedusa tient au fait qu’ils ne laissent pas sortir de l’hotspot » [15], dit, ferme, l’opérateur juridique.

Ce virus, à Lampedusa, sert la cause du tourisme en culpabilisant la migration. Cet été, les cas augmentent à cause d’un tourisme étouffant, alors qu’aucune personne ne peut plus sortir de cet hotspot, même si elle est saine et identifiée. C’est comme ça depuis l’arrivée du covid, avant c’était différent.

Si on croise le peu de personnes qui arrivent à se promener, soit il faut faire semblant de ne rien voir, car les autorités appellent à la dénonciation, soit il faut rester dans la discrétion, même si l’échange est tout de suite entravé par ce décalage. Ils ne peuvent rien acheter non plus, l’île est trop petite. Pourtant, l’hotspot, avec sa réalité interne et éloignée des médias, dépasse fréquemment les places disponibles, avec un pic de 1.600 habitants en août 2020.

Il y a une tente pour la vaccination aussi, des salles de quarantaine et plusieurs navires de croisière où tout le monde, positifs ou non, fait une autre quarantaine, répartis par étage selon la maladie. Ce navire les accompagne dans des centres d’accueil, partout en Italie.

Et après ?

Si d’un côté, pour les personnes qui obtiennent une protection ou un statut, le chemin n’est pas facile ni adapté aux exigences, comme le confirme l’opérateur juridique :

« Il n’y a pas de centres d’accueil spécifiques pour les vulnérables » [16],

de l’autre, comme en témoigne une amie de longue date d’Emmanuel, l’homme qui a été accusé de l’incendie de la cathédrale de Nantes et qui termine par tuer le prêtre qui l’a accueilli :

« Pendant 8 ans, errer sans toit, dépendre de la bienveillance de certains qui t’accueillent. Tu ne peux pas travailler. Tu n’es pas réfugié. Tu ne peux pas retourner au pays, parce que même si la France ne veut pas te croire pour ses raisons à elle qui dépassent de loin l’échelle des individus concernés, toi tu as connu la torture et l’horreur. Mais on te dit que tu mens. Malgré ce que le docteur qui a inspecté ton corps a écrit. Malgré les preuves que tu fournis. Aucune issue ».

Une petite Sœur à Jésus avec la robe bleue… je la rencontre à Lampedusa, toujours prête à tout risquer pour aider les personnes qui la contactent ou qu’elle rencontre. Elle est en première ligne, malgré son âge. Elle a le monde dans ses yeux, je n’ai jamais rencontré une personne aussi intacte. Nous discutons à plusieurs occasions et je vous donne ses paroles, elles disent tout :

« Je ferais n’importe quoi si j’étais à leur place. Un être humain qui a faim ne peut pas rester humain. Pour ce qui concerne l’hospitalité, nous avons un monde de travail à faire… un monde à refaire ! Il n’y a rien de plus beau que la rencontre » [17].

…Avec Miriam Bovi
miriam.1989@hotmail.it


[1La conversation originaire avec l’opérateur juridique s’est déroulée en italien, quand nous étions à Lampedusa. Il y travaille depuis presque 2 ans : « Si pensa e si dice che solo ˝i più forti˝ riescono ad affrontare il ˝viaggio˝ invece arrivano tante persone con patologie ».

[2Cette expression est chantée et criée à l’occasion d’une arrivée d’un groupe de personnes d’origine ivoirienne, dont beaucoup de femmes. Le sens de ce cri de joie est celui d’un « parcours achevé », d’un « objectif atteint », c’est un peu comme dire « On a réussi ! Nous sommes arrivés ».

[3Dans la vidéo le coordinateur s’exprime en italien : « Abbiamo deciso di darle il nome dell’infermiera ».

[4Le Forum Lampedusa Solidaire se compose de tous les citoyens et non citoyens qui veulent faire partie du réseau d’hospitalité de Lampedusa, en participant à l’accueil depuis l’arrivée des bateaux, en organisant des initiatives autour de la mémoire et plein d’autres activités liées à la fois à l’inclusion sociale et au développement de la vie associative et culturelle du territoire.

[5L’Observatoire des migrations est une mission de Mediterranean Hope qui consiste à participer à l’accueil des nouveaux arrivants de la mer, le monitorage de la situation, la dénonciation des abus et la coopération avec tous les acteurs de l’île, qu’ils soient à terre, dans l’eau ou dans l’air.

[6Mediterranean Hope est une réalité plurielle de mobilisation humanitaire, financée par l’Église vaudoise, agissant dans plusieurs contextes liés à l’immigration « clandestine », en Italie, en Bosnie et au Liban.

[7C’est une pierre tombale qui peut se confondre avec un prolongement du sol, couvert par les ronces. Si on regarde bien, on aperçoit la parole « EXTRACOMUNITARIO », à côté de l’année de mort de cette personne, dont on ne connaît ni l’histoire ni l’identité, comme pour beaucoup d’autres victimes de cette mobilité tragique.

[8« La soi-disant garde côtière libyenne », c’est ainsi que les opérateurs de Sea-Watch l’appellent, pour marquer leur indignation, suite à son manque d’efficience et d’humanité.

[9Cette émotion nous l’échangeons en italien : « Quel giorno ho pianto due volte. Una volta per i sopravvissuti e una volta per le vittime abbandonate nella profondità del mare. Lo stesso mare in cui, all’inizio della mia esperienza qui, non volevo bagnarmi a causa di questo pensiero ». Malgré son jeune âge, cette femme m’a beaucoup appris, elle est à Lampedusa depuis un an.

[10Mon départ se rapproche. Le dernier soir, nous prenons un apéritif pour se dire au revoir, tous ensemble. Un appel résonne, il faut se dépêcher. Nous allons recevoir 159 personnes parties de Tunisie, dont beaucoup de mineurs non accompagnés, aux regards d’« hommes », déjà si fiers au point de ne pas accepter, parfois, le verre d’eau. Après ce deuxième aurevoir sur la jetée militaire, il partage cette réflexion avec moi, en italien : « Per i bambini la cosa più importante è il futuro. Cosa farò io del mio futuro ? Già mi vedevo, dopo 10 anni, sulla montagna, con un kalashnikov in mano e un fazzoletto al collo. Quell’immagine mi terrorizzava, mi spaventava talmente tanto che ho trovato il coraggio di partire ».

[11Le texto dans sa forme originale « Tra 10 minuti al molo Favaloro, 539 persone ».

[12La considération est en italien : « Nella gestione della frontiera dovremmo disporre di più operatori sociali, psicologi, che rimpiazzano le forze dell’ordine » et vient d’une personne engagée dans cette cause depuis 7 ans.

[13Il le dit en italien : « Siete a Lampedusa » ou en anglais parfois.

[14Son explication est en italien : « Lo ˝stato di emergenza˝ attraverso cui si gestisce questa situazione determina l’eccezionalità della procedura a discrezione delle autorità di competenza ».

[15La discussion se déroule en italien : « L’illegalità a Lampedusa sta nel fatto che non li lasciano uscire dall’hotspot ».

[16Nous parlons en italien : « Non ci sono centri d’accoglienza specifici per i vulnerabili ».

[17Même si elle parle français, arabe et je ne sais pas quelle autre langue, nos dialogues sont en italien, notre langue natale : « Farei qualsiasi cosa al loro posto Un essere umano che ha fame non può restare umano. Per quel che riguarda l’ospitalità, abbiamo un mondo di lavoro da fare… un mondo da rifare ! Non c’è cosa più bella dell’incontro ».




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