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Liencié "à l’amiable" !

par Paule Chaumage
le 24 février 2019

Il est sorti de ce bureau directorial hébété. Sonné. KO debout. C’était un mardi. Son chef lui avait pourtant bien dit : « Ne t’inquiète pas, tu ne seras pas licencié. » Cela faisait déjà une semaine qu’avait eu lieu ce que tout le monde appelait un « incident ». Cela faisait donc une semaine qu’il avait été mis à pied. Une semaine donc sans salaire mais aussi avec cette question qui lui trottait dans la tête. Peut-être avait-il mérité cette sanction puisque oui, bien sûr, il avait bousculé un élève ?
Il est revenu le mercredi pour que lui soient remis les documents qui le ramenaient à la case Pôle Emploi. La veille, le mardi, était-il passé devant un tribunal composé de trois représentants du Pouvoir, de l’Autorité, de la Hiérarchie ? Avait-il assisté à une pièce de théâtre dans laquelle trois chefs lui avaient fait jouer le rôle du témoin muet qui regarde se dérouler le drame dont il est le héros malgré lui ? Sidéré, il avait vu son chef – ce chef tant aimé - trahir ses promesses et approuver le marché de dupes proposé par le Directeur. Un directeur qui sait s’y prendre pour obtenir consentement et docilité :
« Pauvre fautif, comprends bien, trois possibilités s’offrent à nous. Tu démissionnes purement et simplement. Tu es licencié pour faute grave. Dans ce cas, tu ne percevras aucune indemnité. Ou tu acceptes que nous procédions à une résiliation amiable de ton CDD de façon anticipée et ainsi tu pourras retourner vaillamment à Pôle Emploi et percevoir des indemnités. Comprends bien, nous te faisons cette proposition dans ton intérêt. Nous reconnaissons que jusqu’à présent tu étais un ouvrier plutôt zélé. D’accord un ouvrier à qui on n’a jamais dit qu’il avait la possibilité de refuser d’accueillir des élèves sur son lieu de travail. Mais bon, un ouvrier qui n’avait pas besoin que soit précisé sur son contrat de travail qu’il devait être pédagogue. ».
Il n’avait jamais pensé, jamais rêvé, de devenir éducateur. Lui, ce qu’il espérait, de tout cœur, c’était d’être en CDI. Ce CDI que lui avait fait miroiter son Chef. Il voulait juste faire son boulot, exercer le métier qu’il avait appris à faire en étant en emploi aidé : le maraîchage.
Ce mercredi, il a signé sa condamnation. Accablé. Blessé par la trahison de son Chef, ce chef qui avait su si bien le défendre jusqu’à présent pour qu’il obtienne un CDD à la suite de son emploi aidé, mais qui se taisait maintenant. Lui aussi réduit au silence par les Directeurs, lui aussi témoin muet. Qui ne dit mot consent. Qui ne dit mot, sur cette scène de théâtre, entend préserver sa propre place. Même si c’est les larmes aux yeux.
Son Chef lui avait bien dit qu’il serait convoqué par la Direction ce mardi mais comment aurait-il pu imaginer que c’était pour le virer ? Pourquoi aurait-il pensé à se faire accompagner par un délégué du personnel dont il ignorait l’existence ? Pourquoi se serait-il méfié, lui qui avait une telle confiance en son Chef ? Il se préparait à reprendre son travail normalement. Il ne préparait pas sa défense. Il avait oublié que dans cet établissement, la Hiérarchie fait signer à des subordonnés un engagement à renoncer à faire appel à la justice. Il ne savait pas, bien sûr, que la mise en scène de cet entretien était construite de façon à lui faire perdre toute confiance en lui-même.
Il a donc signé un document intitulé « résiliation amiable d’un contrat CDD de façon anticipée ». Amiable c’est-à-dire une résiliation faite dans la « douceur ». Amiable, c’est bien ça, c’est quelque chose qui se passe dans la douceur, dans la conciliation. Mais peut-on dire qu’il était dans la conciliation, n’était-il pas plutôt abasourdi ? Le fait est là : le document existe. Il l’a bel et bien signé.
Les dés étaient pipés, les jeux étaient faits. Des années de galère, de travail précaire, de stages ou de formations plus ou moins formatrices, ne lui avaient pas enseigné l’histoire des luttes sociales, ne lui avaient pas souligné que les salariés avaient acquis au fil du temps des droits. Il a signé, accablé, est passé par le vestiaire récupérer ses affaires, a quitté l’établissement. Et s’est enfermé chez lui, malade, au sens propre comme au sens figuré.
Un peu par hasard, il a été informé par des gens de sa famille qui savaient à quel point il tenait à ce travail, à ce métier, qu’il avait le droit de se rétracter. Mais se rétracter, c’était à la fois se mesurer à cette direction mais aussi se mesurer à lui-même. Il n’avait aucune envie de se battre pour faire respecter des droits dont il ignorait l’existence. Il voulait juste et tout simplement que la vie reprenne son cours ordinaire. Il voulait reprendre son travail à l’amiable. En douceur. Il a tout de même écrit sa lettre, l’a renvoyée. Et a attendu de longues journées une réponse.
De longues journées à se demander comment payer l’essence qui lui permettrait de se rendre à l’inspection du travail pour vérifier qu’il n’avait pas fait une erreur. Avait-il vraiment le droit de se rétracter ? Le droit de contester ? De réclamer ? Oui, bien sûr, bien des choses ne sont pas conformes au Droit dans cet établissement. De fil en aiguille, il s’est aussi décidé à contacter un syndicat. Il pensait encore que s’il pouvait s’expliquer, épaulé par un militant syndical, montrer sa bonne volonté, et sa toute nouvelle connaissance de quelques droits, la Direction reconnaîtrait que s’il avait commis des erreurs, elle aussi en faisait régulièrement.

Mais les choses ne se sont pas passées comme ça. Il y a bien eu une réponse, par courrier. Négative. Non, Monsieur, nous restons sur ce qui a été conclu : vous ne faîtes plus partie de l’établissement. Il y a bien eu, ensuite, une explication au téléphone entre le syndicaliste et la Direction. La conversation s’est un peu prolongée, il attendait et entendait surtout le silence du syndicaliste qui écoutait la Direction donner sa version d’autres histoires. Dont, probablement, une histoire de fille, une collègue, avec laquelle il avait été, comme on dit. Avec laquelle il serait volontiers resté. Elle aussi voulait rester – mais pas dans cette histoire – dans ce travail. Il ne sait pas précisément ce qui lui était reproché, par la fille ou par la Direction. Mais aux hochements de tête du syndicaliste, à ses mimiques, il a compris qu’il n’avait plus rien à faire dans ces histoires-là. Ni avec la fille qui voulait de toute évidence tirer un trait sur leur histoire. Ni avec les autres collègues qui disaient tout bas qu’il s’était fait virer comme une merde mais qui jamais ne protesteraient devant la Direction.

Alors, il s’est dit : basta, ça suffit. Il a remercié le syndicaliste pour son intervention et lui a dit qu’il avait bien compris qu’il gagnerait en allant aux prud’hommes. Mais, non, décidément non. Il avait gagné en assurance, en connaissance du Droit. Il voulait maintenant retrouver un peu de paix. Et surtout, il voulait regagner l’amitié de son Chef. Lui prouver sa loyauté. Il avait compris que son Chef redoutait qu’il aille en justice, comme il disait. Il voulait juste regagner un peu de tranquillité, de sérénité.





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