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Des récits de papier aux récits 2.0





Les résistances de l’enquête


par Jean-François Laé
le 8 décembre 2021

Colette Milhé, Le mystère de la cagoule. Enquête bolivienne. Préface d’Anne Doquet. Anacharsis, coll. « Les ethnographiques », 288 p. [1]

C’est une sorte de journal de l’anthropologue, un ensemble de notations personnelles lors d’une étrange recherche menée par Colette Milhé sur le port systématique d’une cagoule par plus de cinq cents cireurs de chaussures à La Paz. Mais qu’est-ce qu’ils ont, ces travailleurs à la sauvette, à se masquer ainsi pour nettoyer, brosser, cirer, lustrer les pompes du passant ? Qu’est-ce qu’ils ont fait pour se camoufler ainsi : se protéger des poussières nauséabondes, se cacher des contrôles d’on ne sait qui, effacer un stigmate physique, ou encore marquer leur soutien sans faille au président Evo Morales ?


Cireur cagoulé à La Paz © Colette Milhé

Quelle énigme se cache dans le milieu de ces serviteurs de rue ? Colette Milhé cherche une porte d’entrée pour comprendre l’économie souterraine de ces cireurs, le choix des emplacements et des heures, les échanges avec les clients, leur mode de vie en famille, leur devenir. Et si c’étaient tous des célibataires, d’anciens détenus, des endettés jusqu’au cou ? Et si c’étaient des étudiants en mathématiques ou encore des indicateurs de la police ?

De 2006 à 2012, lors de plusieurs séjours en Bolivie, avec son informateur Alecks, l’auteure a tenté de pénétrer « le milieu » afin d’arracher quelques informations sur les réseaux économiques, le prix du ticket d’entrée, la formation des prix du service, les gains secondaires, les disputes, les ficelles du métier, les dispositions mentales pour accepter ce « sale boulot ». C’est de cette histoire qu’il s’agit.

Or cette histoire va tourner court. Le milieu résiste. Aucune porte ne s’ouvre. C’est la débandade. Chaque journée est un échec. Tous les tuyaux de l’informateur sont crevés. L’anthropologue découvre que son informateur «  la balade » sur autant de fausses pistes que de ruelles ! Il ment, détourne les questions, répond à côté, pose des lapins. Elle imagine ce qu’il a en tête : « Il faut que je lui fasse comprendre ce qu’est la vie d’un cireur ici. Il y a trois ans, elle était prête à devenir ma madrina de estudios : je ne l’ai ni rêvé, ni, surtout, oublié ». De là, comment se défaire de cette exigence, comment éviter les mille demandes et sollicitations ? Alecks rigole avec ses potes, drague à grande eau Colette, qui ne sait plus comment se débarrasser de lui. « J’ai trois alternatives : je pars avec elle en France, elle me parraine, ou alors, je me contente des quelques avantages sur place […] Si je lui fais un enfant, je suis sauvé. À son âge, c’est pas normal de ne pas être mère. C’est sans doute là qu’est son point faible. Elle doit désirer profondément avoir un ou des enfants. »

Il veut se marier ? Et quoi encore ! Il veut 50 bolivianos pour se payer une paire de chaussures ! Il ne manque pas d’audace, c’est la troisième paire ! Un vrai pot de colle, une relation dont généralement on ne se vante pas dans les conférences scientifiques. C’est aussi de cette histoire qu’il est question. Une histoire obligée, nécessaire. Un grand raté parmi tant d’autres – pour qui enquête sur un temps long – que l’on ne raconte jamais tant il est associé à un échec et ne devrait jamais quitter son journal intime. C’est sur ces cendres que Colette Milhé décide d’écrire un double récit.


Cireur cagoulé à La Paz © Colette Milhé

Le premier rend compte des maigres informations recueillies sur le milieu des cireurs. Colette Milhé reprend, jour par jour, ses notes en friche, datant chaque observation, sentiment, impression ; elle refait le chemin avec nous. Dans le second récit, comme elle ne comprend absolument rien de ce qui se passe dans la tête d’Alecks, son informateur foireux, elle imagine ce qu’il se dit lui-même pour lui tendre des pièges.

Le livre est fait de cette double narration. D’un côté des notes intuitives au jour le jour, de l’autre les stratagèmes probables de ce renard rusé, mais dont on pressent la nécessité. Car il faut bien imaginer ce qu’Alecks a en tête si l’on veut slalomer entre ses piquets. Il faut bien anticiper le prochain coup. Il faut bien déjouer le piège tendu, les silences, les enfumages. Mais qu’est-ce qu’il veut d’elle ? « Si elle revient en Bolivie trois ans après, c’est qu’elle me cherche, c’est forcément parce qu’elle est amoureuse de moi. En tout cas elle ne m’a pas oublié. Je vais obtenir le parrainage. »

L’enquêté se met à enquêter, pendant que l’anthropologue ruse à son tour, pose elle aussi des lapins, essaie d’approfondir les prix des loyers, l’écart considérable des prix annoncés par Alecks et les informations latérales qu’elle obtient. C’est une lutte, heure par heure. Un rapport de force et de séduction où se mêlent engagement, réticence, méfiance et jeu de dupes.

Enquêteur et enquêtés se toisent, s’évaluent, testent les limites. « Quand je lui parle de venir en France, elle brise brusquement mes rêves, ou tente de le faire. Elle me parle des pauvres, du chômage… Je ne l’écoute plus. Pourquoi a-t-elle essayé de me décourager ? J’ai l’habitude de me débrouiller, je pourrais toujours cirer. Je crois qu’elle ne se rend pas compte qu’un pauvre en France doit être mille fois plus riche qu’un pauvre Bolivien ! » Colette n’en peut plus. Il lui arrive de broyer du noir, de taper sur quelques cibles quand elles ont le visage de l’arracheur de dents. Elle envisage alors de se mettre directement cireuse. Elle observe attentivement.

Et c’est parti pour une première tentative : « Un homme d’une soixantaine d’années avance vers moi, avec le sourire et pose sa chaussure sur son cale-pied. Je suppose que mon exotisme guide son choix. Dès mes premiers gestes, il comprend que je ne suis pas experte. Il me conseille, amusé, alors que je m’apprête encore une fois à oublier le brossage initial. Alecks justifie : « je lui apprends ! » Il proteste ensuite alors que je tache ses chaussettes avec le brillante : « Pas les chaussettes ! » Il regarde les dégâts, navré. Je m’applique mais cela ne suffit visiblement pas. Alecks doit reprendre le lustrage final car cela ne brille pas assez. Je suis un peu vexée et me tais. Le travail exécuté, c’est pourtant à moi qu’il confie la pièce. »


Cireur cagoulé à La Paz © Colette Milhé

Au fil des jours, au gré des escapades de l’anthropologue pour s’approcher au plus près des cireurs, on découvre un face-à-face violent, une confrontation de deux modes de vie, deux morales, deux regards qui se frottent sans communiquer.
L’enquêté a toujours le dessus. C’est lui qui tient les portes. Les scènes-clés ont lieu dans la rue, lors d’un match de foot, dans la cuisine d’un ami, intérieur-nuit, ou plutôt au bord du soir lorsque les langues se délient. L’anthropologue va-t-elle travailler de nuit ? C’est l’heure des confidences, en levant le coude pour la chope, en fumant une cigarette, en sirotant encore.

Parfois, une déprime précède les rendez-vous. Tandis que ses hôtes de rue rangent leur matériel, vont se laver abondamment les mains, s’ébrouent bruyamment, rangent et classent leurs affaires, la Cagoule enfin enlevée, va-t-on voir enfin Alecks flancher et s’ouvrir ? Les langues se délient. Alecks tente encore un geste vers «  le cœur interdit  », en vain. Colette est en lambeaux. Otage à nouveau.
Dans cette conception du récit à deux joueurs, de nombreuses cases restent vides, pour reprendre l’image de Michel de Certeau, laissant place à l’hétéroclite et à des énoncés contraires. Le récit d’enquête trouve ainsi sa dimension dans ce que Colette Milhé laisse filtrer de ce qu’elle est, de ce qu’elle fait, de ce qu’elle ressent, de ce qu’elle pense à chaque instant, sans filtre.

« La recherche ne conduit pas au but mais dessine la route », insiste Lévi-Strauss auprès de Descola. L’anthropologie n’est pas tant un savoir assuré qu’une manière de « se mettre à la place de » afin de laisser cours à « son histoire ». Tel est le défi des héritiers des chroniques fictionnelles, des récits qui visent à se départir de ses propres catégories pour accéder aux manières de penser de l’autre. À la manière de Carlo Ginzburg avec Menocchio, ce brave meunier de la Renaissance, dont seules restent les minutes du procès en inquisition.

Et recomposer alors, avec l’archive, un personnage plausible, possible, probable.

La ligne de crête est étroite : « comment restituer le point de vue du sujet à partir de quelques éléments épars ? » Cette démarche est résumée par Clifford Geertz dans Ici et Là-bas (traduit aux éditions Métailié en 1996) lorsqu’il affirme : « dire ce que j’ai réellement ressenti lors de l’enquête permet un éclairage nécessaire à la compréhension du lecteur ».

Cette veine à décrire « les mille résistances de l’enquête », à tamiser le quotidien, à épingler coups de force et absurdités, on la retrouve dans le ton de Colette Milhé, direct, léger, et singulièrement chaleureux à la fois, renouant avec les journaux de terrain implacables et excédés de Malinowski. Sur chaque point de résistance, de porte fermée, d’échec du jour, s’enroule une co-production interprétative où la lucidité vaut mieux que le bluff.


[1Cette note de lecture est parue aussi dans enattendantnadeau.com, un site de lecture littéraire. Voici le lien : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/03/27/resistances-enquete-milhe.




les_resistances_de_l_enquete_jean-francois_lae.pdf (pdf, 383.9 ko).