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Le printemps vacille


par Emmanuelle
le 9 septembre 2020

LE PRINTEMPS VACILLE
par Emmanuelle

Une libraire tranquille, salariée d’un "Culturel" situé en centre-ville, à quelques encablures de l’hypermarché dont il dépend, un virus qui fait trembler la planète, un rayon qui ne devient plus essentiel. Carnet de notes de mon transfert de l’espace culture à l’équipe du drive de l’hyper.

Drôle d’histoire

Tel le personnage d’une nouvelle de Max Aub dans Crimes exemplaires, si je n’ai pas huit heures de sommeil par nuit, je suis exécrable ! Il m’a pourtant fallu m’adapter – comme tout le monde – en cette période atypique de confinement. Libraire depuis longtemps, je travaille actuellement dans une librairie rattachée à une enseigne de la grande distribution. Tout s’y passe pour le mieux, du moins en ce qui me concerne et j’y ai même des jours heureux pleins de surprises, de découvertes et surtout, surtout, plein d’échanges et de ce que je nomme avec modestie : de transmissions.

Mon métier est de faire passer des livres d’un auteur à un lecteur. Et cela nourrit ma vie d’un appétit tous les jours renouvelé.

Dimanche 15 mars au soir, alors que mes vacances de printemps se terminent, ma responsable m’appelle pour me convoquer le lendemain, ainsi que toute l’équipe, à une réunion exceptionnelle liée aux déclarations officielles de confinement contre ce curieux virus qui terrorise la planète.

Les librairies n’étant pas considérées comme un commerce de première nécessité, qu’allons-nous devenir ? J’ai ma petite idée sur la question en arrivant à la réunion, la grande distribution a toujours besoin de bras... La vraie question, c’est plutôt de savoir où elle va nous réquisitionner... J’imagine trois solutions : la caisse, le drive ou la mise en rayon.

Quand la direction m’informe que la caisse est prévue pour mon cas, je me permets de préciser que je ne tiendrai pas le coup à ce poste-là. Le contact intense, continu et répétitif exigé à ce poste est totalement à l’opposé de ma personnalité et plusieurs de mes collègues ont abondé dans mon sens. "Ça non, Emmanuelle, elle n’a rien à faire en caisse. Il ne vaut mieux pas." Du coup, deuxième option : le drive.
Moi : On démarre à quelle heure ?
La direction : À 5 heures.
Moi : ... Ça marche, merci.
"Au moins, j’ai eu un choix possible", me dis-je pour me consoler.

Très vite, je m’organise pour le mardi suivant. Prise de poste à l’aube : il me faudra me lever à 3h40. Jamais encore je n’ai eu à me lever si tôt pour "gagner ma vie".

Le lundi soir, à 22h, lorsque je m’oblige à aller me coucher, je sais déjà que la nuit sera courte.
(5h jusqu’à 9h puis 12h jusqu’à 16h pour la première semaine, pour toutes les autres 6h/10h et 12h/16h. Au passage, pas simple de modifier ainsi les horaires de ses repas. Pas simple non plus d’avoir une vie sociale par téléphone avec un tel décalage. Surtout le soir.)

Le plaisir, devenu nécessaire avec les années, de lire tous les matins avec mon café avant d’aller travailler, se réduira à quelques minutes au lieu de l’heure habituelle qui prépare mes journées de libraire.

Dorénavant, et pour les huit semaines qui suivront, je pousserai donc un caddie, huit heures par jour, quatre jours par semaine pour faire les courses que mes semblables délèguent : une sorte de domesticité moderne...

Extraits du carnet

19/03/20

J’ai pu m’assoupir ce matin pendant ma pause déjeuner. Sans doute dormi quelques minutes. J’ai pu faire passer la migraine de fatigue. À l’hyper, j’essaie d’amuser la galerie, d’essaimer des mots gentils pour ceux et celles qui peinent et qui ont peur, et qui pourtant travaillent pour "nourrir la France". En protestation, en rébellion (!) face à toutes ces craintes, j’ai proposé malicieusement de chanter la Marseillaise... ou l’Internationale... Certains me sourient et j’aime à penser qu’ils me reconnaissent un peu comme une des leurs.
La France qui se lève tôt...

20/03/20

Ça craque... La direction pousse à ouvrir plus tôt encore à la clientèle. L’hyper est classé premier de la région. À coups de "Merci" et de "Bravo", la direction nous demande tous les jours d’augmenter un peu plus la cadence. Des bêtes de travail qui tirent, poussent et soulèvent tout ce qui arrive des ventres des semi-remorques. Dès les premières heures du jour s’affairent les femmes (héroïques) et les hommes (non moins) pour remplir les rayons : automates de cette société de surconsommation. Ils ne se rebellent même pas. Dès l’ouverture des portes, une armée de retraités s’engouffre dans l’hypermarché, ces gens ne semblent pas comprendre qu’ils n’y sont pas en sécurité. C’est pourtant pour eux, population à risque, que nous sommes tous en situation de confinement !
Je file avec le caddie et le scan à travers les rayons. On peut faire jusqu’à vingt kilomètres par jour. Devant la poissonnière qui lance une grande pelletée de glace sur la table à poissons, je laisse échapper, sourire sous le masque :
– Bonjour, alors marée haute ou marée basse ?...
– ... Ouuf !!... Déjà lasse.

19h45

Une claque, il n’y aura pas de journal d’informations sur Arte ce week-end. En raison de cas suspectés de Covid-19. Les studios d’Arte sont à Strasbourg... Pour moi, c’est un énorme choc. Un journal d’informations européennes à l’arrêt !
La réalité rattrape mon quotidien déjà malmené...

25/03/20

L’herbe serait plus verte ailleurs...
J’entends une femme qui parle avec d’autres :
– Sitôt le Corona terminé, je fais un CV et une lettre de motiv’ pour l’autre hyper ! Les conditions y sont meilleures...
J’ai envie de poser une question mais je me tais. ("Et vous n’avez pas justement envie de quitter la grande distrib ?")

26/03/20

Je croise ma responsable de librairie entre le rayon thon en boîte et celui des paquets de nouilles...
Moi : Ce qui est intéressant dans cette situation, c’est que, pour une fois, dans notre travail, on peut, et même on doit, faire une tâche de A à Z sans s’interrompre ! C’est assez reposant pour le cerveau...
Elle : Oui ! C’est plus simple, c’est sûr. Mais il faut de bonnes chaussures : j’ai crevé de ma semelle gauche...
Ces constats plein d’humour et d’ironie nous font rigoler deux minutes. Dans notre métier de libraire, on fait généralement trois choses en même temps : conseils aux clients, commandes avec les représentants et réception des livres.
On est souvent appelé en renfort en caisse aussi, ça ne s’arrête jamais. Nous sommes interrompu quasiment en permanence, il faut donc savoir passer d’une chose à une autre très vite.

29/03/20

Changement d’heure cette nuit, cela manquait au programme... Je suis physiquement KO. Marcher, porter, pousser avec un masque qui gêne la respiration et les mouvements. J’ai une ceinture lombaire depuis peu et enfin, après plusieurs essais, une paire de tennis qui ne me font pas mal aux pieds !
Bonheur...
En fin de semaine je suis très fatiguée musculairement parlant. Des postes de travail où l’on ne fait pas de vieux os...
La Culture au sens large me manque de plus en plus. Habituée que je suis à m’occuper de rayons comme les sciences humaines entre autres, j’ai beaucoup de mal à me concentrer sur mes lectures habituelles après le travail. Mon cerveau est raplapla ! (Il me faudra trois semaines avant de pouvoir de nouveau lire des textes denses.) Ce changement professionnel se vit mal intellectuellement. Sensation d’être dépossédée de ses capacités intellectuelles.
Il faut une sacrée dose d’effort et de volonté pour continuer à être curieux et s’instruire au quotidien lorsque l’on travaille dans ce genre de corps de métier. (Respect à toi, Claude, mon père de coeur, qui, tout en travaillant en usine de porcelaine toute sa vie n’en est pas moins un grand curieux, instruit...)

01/04/20

Moral morose, ras le bol du drive... Mon métier me manque, terriblement. Alors, je propose à la direction de rapatrier quelques présentoirs de livres du Culturel : parascolaire, jardinage..., que sais-je encore, pour les clients ! L’après-midi, des présentoirs seront installés dans une allée de l’hyper. Les voir me fait un bien fou : par cette suggestion, j’ai fait mon métier de libraire !
Et je le dis : Merci pour les présentoirs, ça fait du bien au moral de les voir !
La direction : C’est dit, c’est fait !
Je crois que je l’amuse un peu...
Allez, au boulot…

08/04/20

Ce matin, pas de musique d’ambiance dans l’hypermarché à l’ouverture des portes. Toute la matinée dans le silence ! Les clients sont étonnement plus calmes..., nous aussi...
21h17 : Il faudrait que j’aille me coucher pour tenir le coup demain. Mais je n’ai pas vraiment sommeil. Il fait jour et j’ai tellement besoin de nourrir encore un peu mon cerveau de lecture ou de documentaires... Mais j’ai encore plus besoin d’heures de sommeil... Tant pis pour la Culture.
Je prends un gros quart d’heure le matin pour mon café-lecture avant de commencer mes journées au drive : juste vital moralement.
Huit semaines sont passées…

11/05/20

Cet après-midi, en équipe, nous retournons au Culturel préparer la réouverture. Quel soulagement de retrouver nos outils de travail. L’odeur des livres, leur présence, le travail de gestion de stock, les mails des représentants pour les commandes… C’est mon métier.
Tout redémarre.
Demain, nous ré-ouvrons au public : il faut mettre en place les protections sanitaires et les quelques "Coups de coeur" des livres lus pendant cette drôle de période. Et à midi, on déjeune tous ensemble, heureux de se retrouver : une belle équipe !

12/05/20

6h45, réveillée naturellement par le soleil et les oiseaux, je goûte enfin mon cafélecture du matin. Je commence mon travail à 9h et j’ai tout mon temps...
Je suis libraire.





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