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Journal collectif 11. Compétition unique


par Emma Durand
le 10 avril 2020

Je pratique le sauvetage sportif depuis maintenant 7 ans et 3 ans à haut niveau à Rennes, piscine de Bréquigny, natation en piscine et en mer (côtier). Ce sport est peu connu mais il se pratique à haut niveau lors de compétitions, régionales, nationales et internationales. Chaque année, il y a des objectifs différents, précis qui sont calculés et mis en place, jour après jour. Les échéances dans le sport sont ce qui permet de nous faire tenir à l’entraînement. 20h d’entraînement chaque semaine en parallèle des études, c’est un choix de vie, pleinement assumé. Tous les jours, la motivation qui me pousse à aller m’entraîner, même lorsqu’il fait froid, ce sont les objectifs. Cette année, les objectifs étaient très importants. Fin mars, je prépare « mes » championnats de France, avec des objectifs de titres nationaux pour plusieurs nages. Fin Mai, je prépare un meeting national et en septembre 2020 le plus gros projet de ma vie que je prépare depuis 1 an : participer aux Championnats du Monde. Cela fait un an que nous faisons des actions afin de récolter un maximum d’argent pour financer notre compétition sur une semaine qui se déroule... en ITALIE !
Au début de l’année, aux mois de janvier-février, on commence à entendre parler de ce virus qui tout d’abord touche la Chine. Ensuite, c’est l’Italie au cœur des informations. On entend parler plus que de cela. On se dit que c’est loin cela ne nous touche pas encore et nous pensons que cela ne nous touchera jamais.
Plus les semaines avancent et plus on entend parler de ce fameux virus qui commence à arriver en France. Personnellement, au début, je n’y portais pas beaucoup d’attention, je n’avais pas peur. On entend parler aux informations, sur les réseaux qu’il arrive en France et des événements commencent à s’annuler. Des événements qui rassemblent beaucoup de personnes. Plus on avance dans le temps, plus chaque département, chaque région, chaque ville prend des décisions, la prise de conscience commence.

Lundi 9 mars
Je comprends vite que c’est le début d’un cercle qui va bouleverser une carrière, qui va changer tous mes plans. Pas seulement pour moi, pour le monde, pour tout le monde. Alors que j’assiste au cours d’enquête par questionnaire je reçois un message, LE message. J’apprends que les Championnats de France sont annulés, je l’apprends sur les réseaux sociaux, je m’effondre.
Alors oui, en effet, cela peut paraître excessif mais je pense que personne ne peut réellement comprendre, à part ceux qui le vivent. Le monde du sport est touché. Je me mets à la place des sportifs qui, tous les jours, apprennent que des compétitions sont annulées. Des compétitions importantes pour chacun.
Je me rends à l’entraînement ce soir-là et je retrouve mes camarades. Ce fût le pire moment que l’on ait vécu ensemble. On en a vécu des choses ensemble, avec ce groupe de haut niveau cela fait 4 ans que l’on s’entraîne, que l’on se fréquente tous les jours. Une relation unique qui nous lie. Notre coach arrive et nous annonce la nouvelle de vive voix. On s’effondre tous. Premièrement, chacun de notre côté, tout retombe. La pression d’abord, les nerfs car en effet, depuis septembre nous préparons cette compétition. Chaque jour c’est cet objectif qui nous tire vers le haut et nous motive. Le coup est très dure à accuser. Notre coach nous parle et nous rassure en nous disant que tout ce que nous avons fait n’a pas servi à rien et ne sert pas à rien. Il nous répète qu’il y a d’autres compétitions tout au long de l’année et que nous allons juste changer nos plans. Ce que nous ne savons pas c’est que ce n’était que le début, le début de ce cercle vicieux.
Nous continuons notre semaine d’entraînement très difficilement. Nous nous soutenons mentalement pour rebondir et surmonter cet échec que nous ne contrôlons pas. C’est ça le plus dur. En effet, si tu décides de partir au ski pendant les vacances qui précèdent les championnats et que tu te blesses, c’est ton erreur et tu peux ne t’en prendre qu’à toi. Or ici, on ne contrôle rien, ce n’est ni de la faute des organisateurs ni de la faute de la fédération. Pas de responsable contre qui se tourner.

Jeudi 12 mars
Nous sommes dans un bar au centre-ville de Rennes pour essayer de décompresser après ce début de semaine difficile. 20H et s’ajoute un obstacle de plus. Le discours du président est sur presque tous les téléphones et le président annonce alors la fin des cours à l’université et la fermeture des établissements publics. Un coup de massue. En effet, malgré l’annulation des compétitions, jamais je n’aurais imaginé que nous ne pourrions plus nous entraîner. Car oui cela voulait annoncer que les piscines seraient fermées à partir du lundi suivant. Cela voulait également dire que le lendemain ce sont nos derniers cours à la fac et ensuite qu’est ce qui nous attend ?

Vendredi 13 mars
6h dans l’eau pour l’entraînement, qui sera le dernier sans le savoir avant longtemps je ne sais pas encore quand est-ce que nous allons reprendre. Notre entraîneur organise une réunion pour nous expliquer le nouveau programme jusqu’à la fin de saison. Car en effet pour lui c’est tout son planning prévu depuis 1 an et demi qui n’aura pas de résultat. Ce qui est intéressant avec la pratique du sport à haut niveau est le fait d’apprendre beaucoup sur soi, tout ce que nous apprenons dans le sport nous pouvons et devons le réinvestir dans la vie personnelle, professionnelle.

Samedi 14 mars
Le week-end, je rentre chez moi à la campagne, comme tous les week-end pour faire la coupure avec les entraînements et retrouver la vie de famille.
Un nouveau tournant sur cet événement mondial se dessine. On apprend que toutes les sorties dans les lieux publics sont interdites jusqu’à nouvel ordre. C’est allé très vite, j’ai eu l’impression que tout s’est abattu sur nous trop rapidement et c’est là que j’ai réussi à me dire que cela impactait tout le monde et que l’échec des Championnats n’allait être qu’un petit obstacle face à tout qui allait arriver ensuite. Ce samedi tout est devenu assez étrange, j’étais avec mes amis en ville l’après-midi il faisait beau et on était heureux dans la rue à boire des verres, même si dans les magasins il y avait moins de monde. Le verdict tombe ensuite et c’est très difficile d’y croire. On n’entend plus parler que de cela aux informations sur toutes les chaînes et surtout les dégâts que cela génère en Italie.

Dimanche 15 mars
Nous avions des amis à manger chez mes parents mais il y a eu la moitié des invités n’est pas venues, cela faisait bizarre et la prise de conscience se faisait petit à petit.

Lundi 16 mars
Après ce « dernier » week-end avec les amis, la prise de conscience était totale. Ma mère m’a réveillé et m’a demandé d’aller à Rennes faire l’aller-retour pour aller chercher toutes mes affaires car ce « n’était que le début » et que nous allions avoir de nouvelles consignes du Président. J’ai alors fait l’aller-retour pour prendre mes affaires, mes cours, et vider le frigo. J’ai ramené des amis qui étaient restés sur Rennes le week-end et n’avaient aucun moyen pour rentrer. En effet, la plateforme Blablacar a été bloquée et les prix des billets de train sont exorbitants. Ce lundi 16 mars, nous écoutons tous le discours du Président. C’est le début d’une longue période difficile mais unique. Plus d’entraînements. Ne plus nager 2h par jour, faire de la musculation ou aller courir. Comment allons-nous faire pour ne surtout pas perdre tous ce que nous travaillons depuis maintenant 7 ans ? Surtout en natation, tu perds tes capacités...
Depuis le lundi 9 mars, je ne pense que négativement, une boule noire partout, je suis dans une mauvaise tournure. Je n’arrive pas à positiver, je panique et je me demande comment allons-nous faire. Les premiers jours nous ne savons pas combien de temps cela va durer c’est cela le plus difficile. Alors, il faut accepter la situation.

Première semaine de confinement
Tout commence à se mettre en place doucement car même pour nos examens, nos cours nous ne savions pas comment cela allait se passer. Malgré tout, l’organisation s’est faite assez rapidement et nos professeurs nous ont donné nos sujets de dossier pour la date de dépôt. Ensuite, on a commencé à avoir des cours en ligne, en visio ou juste à écouter. Pendant la première semaine, je travaillais par ci par là sans planning concret. Du côté du sport, notre coach nous a pris en main à distance en nous faisant un planning de séances diverses et variées. Cette situation est floue et on ne sait pas trop comment l’aborder, mais il faut l’accepter. En effet, j’ai cette frustration, puisque je ne peux rien faire sportivement parlant ou même durant mes temps libres. C’est un sentiment de mal-être et également une certaine remise en question qui pèse sur cette première semaine. Le sentiment de frustration intervient quand nous sommes dans des circonstances où ça ne se passe pas comme prévu, cela nous tire généralement vers le bas. Il faut alors que je me positionne. Soit je décide de garder cette frustration qui va rester pendant cette période de confinement, soit je décide de m’adapter et de dépasser, d’accepter cette situation pour la transformer. J’ai opté pour le lâcher prise. Nous ne pouvons rien prévoir, rien contrôler donc c’est à moi de changer ma manière de percevoir les choses, afin d’éviter et fuir cette frustration. Il faut donc l’accepter et positiver.
Aristote a dit « Être heureux ne signifie pas que tout est parfait. Cela signifie que vous avez décidé de regarder au-delà des imperfections ». Alors, j’ai décidé de lâcher prise et m’adapter et surtout positiver.
Tout d’abord, j’ai décidé de me mettre un rythme de vie. Je trouve que structurer ses semaines, ces jours est indispensable pour tenir dans cette période et utiliser son temps utilement. Il est vrai que le réveil n’est pas programmé dans ma structure mais je ne me couche pas plus tard que minuit pour ne pas se lever trop tard. D’abord, j’ai organisé les devoirs avec la fac et les cours en ligne. En effet, je me mets des objectifs de dossier pour chaque semaine pour entretenir le travail et l’étaler correctement. Ensuite, chaque jour je regarde un des cours en vidéo de chaque enseignement différent, sans forcément regarder aux heures de cours qui étaient prévues. Ensuite, le sport toujours prévu dans ma routine quotidienne pour surtout perdre le moins possible et garder des objectifs. Notre coach met en place des challenges chaque semaine avec mes camarades pour nous motiver car en effet c’est compliqué seul à la maison, avec un logiciel spécial. Il y a également les horaires pour manger qui restent habituels, malgré le retour à la maison et il faut se réadapter à la vie de famille. Cela faisait 3 ans que je n’avais pas vécu avec eux, autant de temps sans partir de chez moi. Il faut alors voir le bon côté des choses et faire avec ce que l’on a et profiter de ce que l’on a. Le jardin, par exemple, est l’un des éléments qui paraît banal dans la vie de tous les jours mais qui nous rend la vie complètement plus facile et agréable en cette période. Découvrir de nouvelles activités est vraiment la motivation première. Habituellement ma vie est rognée par les cours, les entraînements et les sorties le week- end. Maintenant nous sommes enfermés chez nous alors je reprends le goût à des activités que j’avais perdues. Lire par exemple est quelque chose que je n’avais plus le temps de faire et je suis très heureuse de m’y remettre et j’espère continuer après cette période. Regarder des bons films le soir en famille par exemple n’était pas arrivé depuis longtemps, des choses simples mais qu’auparavant nous ne faisions plus. J’apprends à faire de nouvelles activités comme faire du yoga par exemple, il est très facile aujourd’hui de pratiquer des nouvelles activités avec le Net. On peut même par exemple apprendre à jouer d’un instrument de musique, de manière accessible facilement. Dans ma structure pour ces semaines il y a toujours la distinction entre la semaine et le week-end pour garder un rythme de vie. Alors, le week-end, je ne travaille pas mes cours, je trouve que se mettre un cadre est très important pour ne pas perdre le fil et rester dans notre vie active et dynamique. Le dimanche pas de sport c’est repos. De plus, un élément important est la communication qui reste indispensable en cette période. On prend le temps d’appeler des personnes plus régulièrement et surtout prendre des nouvelles de nos proches les plus faibles. On se rend compte alors du manque des personnes, de nos amis, de notre famille et de nos activités qui nous paraissent banales. Avoir une bonne communication, c’est exprimer ses besoins, ses ressentis tout en appréciant de recevoir ceux des autres. Je me dis que nous avons de la chance car tout d’abord nous pouvons communiquer tellement facilement avec nos pairs, que ce soit seul ou en groupe, même nos parents peuvent en profiter. Je pense que cette période va changer des mentalités et réapprendre beaucoup de choses. En cette période, nous nous satisfaisons de choses qui nous paraissaient banales auparavant. Se promener dans la rue ou encore aller boire un verre ou faire les magasins nous paraît tellement loin maintenant. J’arrive à me sentir mieux car je vois que tous les athlètes et tous les événements sont touchés. Les Jeux Olympiques sont reportés un an après et c’est ce qui me fait positiver car pour ces athlètes mentalement cela doit être extrêmement compliqué car tout est calculé dans le sport, mentalement il va falloir être fort et rebondir à l’annonce de ce report cela me réconforte même si c’est encore un autre niveau mais je compatis pour ces athlètes qui se préparent depuis des années et des années... Sur ce report, tout est compréhensible et pour nos Championnats également. Cela n’a aucun intérêt de faire les compétitions, même les Jeux alors que les athlètes ne pourront s’exprimer au mieux de leur forme après un tel temps d’arrêt.
De plus, les fêtes, notamment entre amis (les 20 ans, les 18 ans), les retrouvailles en famille, tout est annulé et on espère, reporté. C’est une période difficile car il faut que tout le monde fasse l’effort de respecter les règles pour le bien de tous. Nous ne savons pas quand nous allons reprendre nos entraînements, peut-être seulement cet été... à la « réouverture du monde » comme beaucoup disent, cet événement va être très compliqué, mentalement.
Apprendre à rebondir et se reconstruire après un tel arrêt mais qui est identique pour TOUS. Jusqu’où ira ce confinement ? Comment allons-nous revivre après cela ? Est-ce que tout changera ? Comment se réadapter ?
C’est un défi unique, de taille, qui restera inoubliable.

Davantage de contributions au journal collectif :
- Journal collectif 10. Une si fragile hospitalité, par Louise Chapas Marin
- Journal collectif 12. Le risque de l’expérience, par Les Temps modernes





Journal collectif 11. Compétition unique (pdf, 95.4 ko).