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En quête d’identité au sein d’une famille polygame


par Nakan K.M. Sangare
le 4 avril 2022

« Attention monsieur ! Hé pardon jeune homme !! Oh là là, faut quitter là ! Vous gênez le passage là ! » (dans un français approximatif). Cible d’injonctions et de gueulantes, je finis par comprendre que je gêne le passage, au temps pour moi. Nous sommes au mois d’octobre 2021, en un mois d’automne plutôt doux, mais tout de même pluvieux, raison pour laquelle je décide de me mettre à l’abri de la pluie en « squattant » le porche d’entrée de l’immeuble d’un foyer de travailleurs immigrés originaires d’Afrique de l’Ouest pour la plupart. C’est à cet endroit-là que j’ai rendez-vous avec Sidi Bekaye [1], communément appelé Sidi. Au bout d’une vingtaine de minutes d’attente, j’aperçois au loin la silhouette d’un homme qui se dirige en ma direction tout en ayant les yeux qui lorgnent sur moi. Je peine à le reconnaître à cause du masque qu’il porte ainsi que de la capuche de son sweat-shirt qui voile les traits de son visage. Cependant, une fois arrivé à ma hauteur, je découvre que c’est bien mon cher Sidi, et aussitôt nous nous mettons à nous saluer mutuellement. Sidi Bekaye est un ami que je connais depuis pas mal de temps. Passionnés de football, nous nous sommes rencontrés au comptoir d’un bar-tabac dans lequel nous avions pour habitude de prendre nos cafés et regarder des matchs de football retransmis en direct sur grand écran. Âgé de vingt-neuf ans, il travaille comme gestionnaire logistique dans un entrepôt près de l’aéroport d’Orly. Né en Afrique de parents mauritaniens, il est arrivé en France très jeune à l’âge de treize ans dans le cadre d’un regroupement familial. Il vit actuellement avec sa famille dans une petite résidence HLM d’une banlieue du sud-ouest parisien. Outre sa ferveur pour le ballon rond, il affectionne tout particulièrement la peinture, les dessins, les affiches, et aussi surprenant soit-il, les panneaux publicitaires. Grossièrement, il a une appétence pour tout ce qui a trait à l’image. De nature sociable et très ouvert d’esprit, c’est avec grand plaisir qu’il me parle de sa trajectoire familiale bien qu’elle soit assez atypique dans le monde occidental.

Sidi : Salut, ça va mon frère ? Vraiment… excuse-moi mais le bus là, il a toujours du retard, ah c’est pas facile…
Moi :Salut, je me porte bien merci. T’en fais pas, je suis content de te voir et c’est l’essentiel
Sidi : Ah oui, moi aussi. Allez viens, suis-moi, on monte.
Moi : Ok. Je te suis.

Nous montons au troisième étage de l’immeuble puis nous longeons l’interminable couloir qui nous mène à la porte de la chambre 347. En effet, il était convenu que nous fassions une petite halte chez un de ses oncles avant que nous n’entamions notre entretien. Alors bien évidemment, j’accepte volontiers de le suivre, car mon esprit me suggère de l’accompagner dans le but de collecter un maximum d’éléments qui me permettront d’enrichir mes travaux. Quelques instants plus tard, nous nous trouvons devant le seuil de la porte.

Sidi : Toc, toc, toc (il frappe à la porte)
Oncle : Oui ! C’est qui ?

Sidi ouvre la porte et nous rentrons. Son oncle, assis sur son lit faisant aussi office de canapé, nous accueille d’un air étonné puis nous adresse des salutations tout en ayant une certaine attitude perplexe à mon égard. Sidi saisit le signal puis enchaîne aussitôt en parlant de moi à ce dernier dans leur dialecte afin qu’il sache qui je suis, quel est notre lien, et que vaut ma présence ici. Pendant qu’ils discutent entre eux, je prends le temps de contempler minutieusement la pièce en scrutant chaque coin et recoin de ce logis d’à peine dix mètres carrés dans lequel sont parsemées toutes sortes d’affaires telles que des boîtes de conserve, des produits d’hygiène, des noix de cola, de l’encens, des paquets de farine, des paquets de sucre, des sandales, des tapis, etc. Cependant, une seule chose attire réellement mon attention, ce sont les photos de famille épinglées sur le mur près de la petite télé. Voyant mon esprit s’évader, l’oncle m’interpelle subtilement.

Oncle : Ça va mon petit !? Tu veux boire quelque chose ?
Moi : Oui, je veux bien de l’eau s’il vous plaît.

Bien que n’ayant pas spécialement soif, j’accepte tout de même. Refuser de boire ou de manger, ne serait-ce qu’un minimum, est mal perçu voire considéré comme une action vexante dans certaines communautés africaines dont les valeurs de partage et d’hospitalité priment au-dessus de tout car elles sont le noyau d’une bonne cohésion sociale et permettent d’instaurer une certaine stabilité et un équilibre conventionnels.

Il me sert donc un verre d’eau que je bois à petites gorgées puis il continue d’échanger avec son neveu. Quelque temps après, la discussion entre Sidi et son oncle touche à sa fin, nous nous préparons donc à partir. L’oncle nous raccompagne au seuil de la porte au rythme de la cadence la plus lente qui soit mais tout en prodiguant de précieux conseils à son neveu. Sidi finit par le remercier pour ses conseils distillés ainsi que pour son hospitalité, et je fais de même. Nous nous dirigeons vers la sortie puis Sidi se met tout naturellement à me parler au sujet de cet oncle et des liens qui les unissent.

Sidi : Le monsieur là, c’est mon tonton… c’est le grand frère de ma maman au pays...ils sont de même père, même mère [2]… ce monsieur, il est venu en France y’a très longtemps… c’est quelqu’un qui compte beaucoup pour moi… je le considère comme mon papa. Même quand j’ai des problèmes, des soucis, je viens le voir et il m’aide beaucoup à chaque fois… j’essaye de venir tous les dimanches dès que je peux en fait.
Moi : Très intéressant ça, mais dis-moi… tu viens d’une grande famille alors ?
Sidi : Ah oui ! (rires). Mon papa il a trois femmes… ma mère c’est la première… elle est au pays avec sa deuxième femme… mais il a marié la dernière femme ici en France.
Moi : D’accord. Au fait comment s’appelle ton oncle ?
Sidi : Il s’appelle Salim… c’est le deuxième enfant de la famille du côté de ma maman… ils sont en tout neuf enfants ! Son papa à elle aussi était un polygame (rires)… lui il avait deux femmes. Ma grand-mère maternelle avait six enfants… ma mère, mes deux tantes et trois oncles

Nous regagnons le véhicule, je propose à Sidi que l’on aille dans un endroit calme et cosy où l’on pourrait s’entretenir paisiblement comme cela était prévu. D’un ton hésitant, il me laisse entendre qu’il se sent un peu fatigué, mais accepte tout de même. Quelque temps après, nous voilà assis à la terrasse de notre fameux café « Le Bel Air ».

Moi : Tout d’abord, je tiens à ce que tu sois le plus à l’aise possible… dis-moi tout ce que tu voudras et/ou pourras me dire durant l’entretien sans gêne et sans complexe… ok ?
Sidi : Ok… allons-y c’est bon je suis prêt.
Moi : D’accord. Alors, peux-tu me parler de toi ? De ton enfance en Mauritanie, de tes souvenirs et des moments passés avec tes amis et ta famille.
Sidi : Ok. Déja moi c’est Sidi Bekaye Tandia fils de Aguibou Tandia et Diaminatou Gandega. Je suis né en Mauritanie mais je suis venu ici quand j’avais treize ans. En fait c’est mon père qui m’a ramené du bled… lui il était déjà là depuis longtemps mais il faisait ses allers-retours entre ici et la Mauritanie.
Moi : Tu te souviens en quelle année il a immigré en France ?
Sidi : Je sais plus trop la date exact mais je sais que c’était dans les années 1970… il m’a dit qu’il faisait très froid à l’époque ici (rires). Il avait l’habitude de venir nous voir mes frères et sœurs au pays pendant ses congés, il restait deux, trois mois et ensuite il repartait. Des années après, il a fait venir sa troisième femme en France, par contre ma mère et sa deuxième femme il les a laissés là-bas… j’ai jamais compris pourquoi surtout que la deuxième femme, la pauvre, elle a fini par perdre un peu la tête après la mort de ses jumeaux qui sont décédés en bas âge, du coup c’est ma mère qui s’occupe d’elle… bref aujourd’hui ça paraît un peu bizarre parce que je me sens divisé entre deux petites familles à l’intérieur d’une même et grande famille… celle au pays avec mes frères et celle ici avec mes deux sœurs et ma belle-mère… et c’est vraiment galère surtout que moi j’entretiens toujours des liens avec ceux qui sont au pays alors que mes sœurs ici elles n’ont pas vraiment de liens avec eux.
Moi : Très intéressant tout ça. Et comment définis-tu tes rapports avec tes sœurs ?
Sidi : Franchement top… de bons rapports surtout avec la plus jeune Aïcha on délire bien… c’est une vraie radio, elle fait que de parler celle-là ! (rires). D’ailleurs, je vais te la présenter… tu pourras échanger avec elle aussi concernant notre famille si tu veux… après ce qui est dommage avec mes sœurs et moi c’est que même si on s’entend bien… leur mère et moi ça passe pas du tout. Mon ami, les histoires de famille comme ça là c’est trop compliqué surtout quand ton père a plusieurs femmes… laisse tomber les galères… en fait c’est soit ça passe soit ça casse mais en vrai ça passe jamais.
Moi : Ah bon ? Tes rapports avec ta belle-mère sont compliqués ?
Sidi : Ouais… en fait depuis le début elle m’a jamais bien accueilli depuis que je suis venu dans cette maison. Elle m’a jamais considéré… elle fait des différences entre ses enfants et

moi. J’ai tellement souffert dans cette maison… j’ai jamais trouvé ma place, je me suis toujours senti comme un étranger dans la maison de mon père… va comprendre ! Heureusement que mon oncle est là… il m’a toujours soutenu lui… il m’a toujours remonté le moral, ça m’a beaucoup aidé surtout dans les moments difficiles.
Moi : Et que pense ton père de tout ça ? Tu lui en as déjà parlé ?
Sidi : Mon père il a toujours été distant mais pas dans un sens méchant ou autre tu vois… mais juste que c’est le bon vieux daron [3] africain qui montre à peine ses sentiments envers ses enfants donc pas réellement l’occasion de parler de ça en vrai… moi je lui reproche d’être l’unique responsable de cette situation… quand t’es chef de famille, tu dois assumer certaines responsabilités, ..genre bien encadrer ta famille, réunir tout le monde, et avoir des principes aussi parce que tu peux pas laisser une femme tenter de te séparer de tes enfants ou de leur faire la misère… mais bon je m’en remets à Dieu c’est tout. Maintenant ça me fait plus rien du tout, j’ai grandi je cherche même un appart pour me barrer et faire ma vie.
Moi : Ton père te donne des conseils parfois ?
Sidi : Mouais, ouais… le truc basique quoi… genre les trucs qu’on raconte aux enfants « il faut être sérieux dans la vie petit… faut pas faire de bêtises et faut pas marcher avec les délinquants là sinon ça sera la honte pour ta maman au pays, faut travailler et blablabla…
 ». Il reste rarement posé à la maison et quand il est là y’a pas beaucoup de communication entre nous. De toute façon ma sœur elle t’en dira plus et tu comprendras mieux… donc voilà en gros c’est ça ma famille (rires). ...

Quelques semaines plus tard, je suis invité à dîner chez Sidi afin de rencontrer sa sœur Aïcha, benjamine de la famille avec qui j’ai rendez-vous.

Aïcha : Bonjour comment tu vas ?
Moi : Ça va merci et toi ?
Aïcha : Bah écoute ma foi, je vais bien merci. Je suis prête pour ton entretien (rires)
Moi : Super ! Alors parle-moi un peu de toi, de ton enfance, de tes liens avec les membres de ta famille ici mais également les rapports que tu partages ou non avec ceux qui sont au pays.
Aïcha : Ok, d’accord. Bon moi c’est Aïcha, j’ai vingt-quatre ans, je suis assistante manager dans la grande distribution. Je vis avec mes parents, mon frère Sidi et ma sœur Aminata mais j’ai encore de la famille au village en Mauritanie… mon père il a trois femmes… du côté de ma mère, on est deux… ma grande sœur Aminata et moi.
Moi : Et quels sont tes rapports avec tes frères et sœurs globalement ?
Aïcha : De base moi je fais aucune différence entre frères, demi-frères, etc., pour moi c’est pareil. Sinon à part ça… ouais on s’entend bien surtout Sidi et moi parce qu’il y a plus d’affinités… par contre avec ceux qui sont au village là… c’est carrément différent et j’ai même l’impression parfois qu’on a rien en commun… alors quand on va en vacances là-bas, c’est à peine si on se calcule… y’a de la jalousie parce qu’on vient de France et qu’on vit avec notre père ici donc pour eux on est des privilégiés alors que pas du tout en fait (rires) et bizarrement ils ne parlent qu’avec Sidi. En fait, ils n’aiment pas ma mère, soi-disant qu’elle est méchante et qu’elle maltraitait Sidi quand il est venu vivre ici avec nous parce qu’avant il était au pays… il est né là-bas ensuite il nous a rejoint ici… mais tout ça c’est archi faux ça… après… ma mère c’est juste sa nature qui est comme ça… en fait t’as l’impression qu’elle t’aime pas mais c’est juste qu’elle ne le montre pas trop. Sidi, il est et restera toujours notre frère quoi qu’il arrive. On doit rester unis et soudés comme une vraie famille…

Après quelques longs moments d’échange qui virent de digressions en digressions, notre discussion finit par toucher à sa fin. Nous prenons congé l’un de l’autre puis Sidi me raccompagne au pied de l’immeuble et c’est au bout d’une longue accolade que nous finissons par nous quitter.


[1Les noms dans le texte ont été modifiés afin de préserver l’anonymat

[2Expression couramment utilisée en Afrique subsaharienne signifiant enfants nés de même mère généralement dans des familles polygames

[3Mot en argot signifiant le père




En quête d’identité (pdf, 161.5 ko).