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Conduite de communication dans une communauté insulaire


par Erving Goffman
le 20 décembre 2022

Conduite de communication dans une communauté insulaire (Communication conduct in an island community)

Media studies press, Bethleem, Etats-Unis d’Amérique, 2022, 214 p.
Introduction de Yves Winkin

(Mémoire original déposé en 1953 à l’Université de Chicago, Division des sciences sociales, Département de sociologie, pour le doctorat en philosophie, 360 p.)

Présentation de l’éditeur :

Né au Canada, Erving Goffman (1922-1982) a été le sociologue de langue anglaise le plus important du vingtième siècle. Sa thèse de sociologie est publiée ici la première fois pour le centième anniversaire de sa naissance. Cette remarquable recherche, basée sur une enquête de terrain dans une île perdue d’Ecosse, présente une forme embryonnaire du plein développement de sa pensée. Présentée comme « un rapport pour une étude de l’interaction conversationnelle », la thèse s’attache aux échanges ordinaires entre les « petits fermiers » (crofters) de l’île. Elle porte la marque de fabrique de la pensée de Goffman, non-conventionnelle dans la forme, émaillée de profondes et larges vues. Elle représente, comme l’écrit Yves Winkin dans cette nouvelle introduction, « la pierre de Rosette de l’ensemble de son oeuvre ». C’est ici, en quelques 360 pages denses, que Goffman révèle, tranquillement, sa sensibilité sans égale pour les cadres invisibles qui tissent la vie quotidienne.

Extrait du chapitre VIII « Introduction » de la quatrième partie « Les unités concrétes de la communication conversationnelle » (Concrete units of conversational communication)

pp.73-76

A Dixon, de nombreuses sources d’information indirecte semblent typiques des sociétés occidentales. Par exemple presque tous les fermiers se montrent habillés de quatre manières différentes : avec une tenue pour le travail salissant ; avec des vêtements d’intérieur sans façon ; avec une tenue pour les petites et les grandes occasions ; avec des vêtements pour les très grands événements, comme les mariages et les enterrements.Chaque niveau d’habillement est considéré comme approprié à un certain registre d’événements (alors que beaucoup de fermiers ont l’occasion de se rencontrer dans toutes les occasions de ce registre). Une tenue inappropriée est considérée comme un affront envers ceux qui le perçoivent et pour l’événement où elle est vue. Par exemple un homme de Dixon qui ne se présente pas « proprement rasé » transmet un léger manque de respect à l’égard des personnes et de l’institution auxquelles il a affaire.

Du fait que Dixon est une communauté de petite taille et sans barrière à la communication telles que des arbres, certains problèmes de communication apparaissent en connection avec ces signes indirects. L’état des cultures de chacun et la taille de son stock sont facilement visibles à qui veut les voir. Cette possibilité est accrue par la coutume de nombreux fermiers d’avoir avec eux ou chez eux des jumelles de poche. Un aspect important de la richesse de chacun ne peut donc être caché aux autres. Les fermiers peuvent donc difficilement employer les mêmes stratégies que les autres groupes professionnels, c’est-à-dire sur-évaluer leurs ressources dans certaines circonstances, les sous-estimer dans d’autres. Les fermiers ne peuvent pas non plus dissimuler leur progression dans le cycle annuel du travail, ni les tactiques qu’ils emploient pour accomplir les tâches ordinaires de la culture. Les erreurs de jugement ou le manque de travail ne peuvent donc pas être cachées. Les deux équipages de pêcheurs se retrouvent dans la même situation. Plus de la moitié des membres de la communauté sont en position d’observer l’heure de départ des bateaux et de voir s’ils ne sortent pas. Les équipages qui sortent par mauvais temps ne peuvent pas se protéger des résidents qui considèrent cette action comme irresponsable. Les équipages qui ne sortent pas par mauvais temps ne peuvent éviter de faire face au mépris des anciens pêcheurs. Ainsi, de même, les captures d’un bateau peuvent être vues et comparées à celles d’un autre bateau ou à la capture qui aurait dû être faite. Les pêches abondantes méritent l’approbation des créanciers et des amis ; les petites pêches entraînent des jugements de faible habileté. Les fermiers et les pêcheurs ont donc peu de contrôle sur leur travail.

Le fait qu’un fermier doive accomplir une grande partie de son travail à l’air libre, sous les yeux de la communauté, tend à faire émerger au grand jour tout changement social relativement aux habitudes de culture. Sitôt qu’un fermier introduit une innovation, les autres fermiers se retrouvent identifiés comme des personnes qui utilisent ou qui n’utilisent pas cette technique. Ainsi les quinze dernières années ont vu un changement radical dans les techniques de labour, une rupture entre l’usage des chevaux et celle du tracteur. Etant donné que le fermier, au cours des cinquante dernières années, est passé progressivement du statut de paysan-locataire à celui de fermier indépendant, la possession visible et l’usage d’un matériel moderne et coûteux est un moyen de dire quelque chose et que quelque chose soit dit autant qu’un moyen de faire quelque chose.

Une autre illustration de l’interaction entre le changement social et les conditions de la communication indirecte à Dixon réside dans les conceptions changeantes de la journée de travail. Traditionnellement le nombre d’heures quotidiennement travaillées dépendait de l’urgence des tâches à accomplir à chaque moment du cycle de la culture, suivant la lumière disponible pour travailler, et en fonction du temps qu’il faisait. Pendant les jours les plus sombres de l’hiver, quand le soleil se lève vers dix heures et se couche vers trois heures et demie, les fermiers restent au lit où il fait chaud, jusqu’à onze heures ou midi le matin et, sauf pour les corvées de routine telles que récolter la tourbe ou procéder à des réparations, les hommes ne faisaient pas grand’chose. Pendant les autres saisons, les tâches de base de la culture, comme agneler, s’occuper des animaux, labourer et semer, qui doivent être accomplies au moment approprié du calendrier, peuvent tenir le fermier et sa famille au travail autant d’heures que ce dont ils sont physiquement capables. Il n’était pas rare pour les fermiers de se lever à trois heures du matin pendant la saison d’agnelage et à quatre heures pendant la saison de récolte de la tourbe. Il n’était pas rare que le foin soit coupé et bottelé au clair de lune. Cependant, en connection avec le développement des emplois publics, et une plus forte régulation par le gouvernement des heures de travail, la norme de la journée de huit heures semble prévaloir. Cette journée s’arrête le dimanche, pendant les vacances et le mercredi après-midi, et ne varie pas suivant la saison ou la clémence du temps. De moins en moins de fermiers travaillent maintenant après le souper de six heures du soir, bien qu’en juillet et août il y ait fréquemment assez de lumière pour travailler toute la nuit. Il y a le sentiment que travailler le soir est inapproprié. De la même façon, il semble qu’il y a une tendance à être conscient que rester au lit toute la matinée en hiver n’est pas normal. Les matins hivernaux sont de plus en plus définis comme des moments où on est supposé être debout et affairé. En d’autres termes, le laps de temps compris entre huit heures le matin et six heures le soir en semaine est de plus en plus défini comme la période pendant laquelle, et seulement pendant laquelle, les hommes sont supposés être au travail. Ne pas être vu en train de travailler pendant cette période, ou le fait d’être vu en train de travailler en dehors de ce créneau, est perçu comme étant un facteur de dénigrement du groupe.

Un fait intéressant est que le congé du mercredi après-midi, dont jouissent ceux qui travaillent dans les commerces ou pour le gouvernement, est apparemment encore un peu perçu comme un luxe ; les jeunes employés qui choisissent de consacrer cet après-midi à des loisirs visibles semblent en éprouver consciemment le sentiment et même ressentir un sentiment de culpabilité. Ainsi, également, la soirée du mercredi, qui était traditionnellement un moment consacrée à de la sociabilité et à des fêtes - comme une sorte de double de ce qui se passe le samedi soir - ne semble pas avoir succombé aux définitions standard anglo-saxonnes du mercredi soir.

On peut également remarquer que les services spécialisés de communication sont aussi influencés par le registre de perceptions qui caractérise la communication indirecte à Dixon. Quand quelqu’un reçoit un télégramme, de nombreuses personnes du voisinage sont au courant et bientôt la communauté est informée qu’un événement important a eu lieu dans la famille à laquelle le message est délivré. De la même façon, la forme d’un colis livré par le postier peut être vue par de nombreuses personnes, même si le paquet lui-même n’est pas ouvert. Si un colis a une forme qui ressemble à celle d’une bouteille de Whisky, nombreux sont ceux qui le savent. Toutes ces sources de communication indirecte contribuent à forger le sentiment souvent exprimé par les fermiers que Dixon est un bel endroit mais que chacun en sait trop sur chacun.

(Traduit de l’anglais (américain) par Numa Murard (avec ses excuses pour les erreurs et contresens)

Compte-rendu

Yves Winkin, D’Erving à Goffman. Une œuvre performée ? MkF, coll. « Les essais médiatiques », 190 p., 20 €
Par Jean-François Laé

Que sait-on du sociologue Erving Goffman (1922-1982) ? À défaut de photographies, de journal personnel ou de confidences particulières, Yves Winkin nous emmène dans un jeu de piste qui prend appui sur les théories mêmes de Goffman pour éclairer Erving, la personne et ses masques, ses rôles et ses performances. En s’écartant du baluchon biographique et des petites affaires privées – et grâce à une enquête approfondie entamée voilà quatre décennies, déjà partagée dans son édition des Moments et les hommes en 1988 (Seuil/Minuit), Yves Winkin saute de congrès en congrès pour croquer toutes les mises en scène produites par le sociologue américain avec un humour certain.
C’est une enquête insensée. Refaire les trajets d’une personne, fréquenter ses lieux de prédilection et réfléchir sur ce qu’ils ont fait sur ses théories. Yves Winkin a trotté sur les traces de sa cible tant de fois, parcouru la ville natale d’Erving Goffman (Mannville, dans l’Alberta canadien) puis les campus des universités de Chicago, Berkeley et Pennsylvania à la recherche de ses collègues. Il a aussi voyagé vers les trois grands terrains d’enquête du maître : quelques familles de l’île d’Unst (dans les Shetland, au nord de l’Écosse), les fous de l’hôpital Saint-Elizabeth à Washington, les joueurs de l’extrême (si l’on peut dire) harponnés par « la chance » des casinos de Las Vegas.
Entre le pêcheur, le fou et le joueur, on comprend vite les théories insulaires de Goffman – les règles cérémonielles des interactions sociales. Et Winkin d’enfoncer le clou en explorant les premiers bains intellectuels d’Erving, ses amis proches, si oublieux du monde académique. Ainsi ses « potes » Ned Polsky, joueur de billard professionnel, Howard Becker, qui jouait du piano dans les boîtes de nuit, Fred Davis, chauffeur de taxi, Bob Habenstein, vendeur de rue de brosses à dent (on est en 1950 !). Là encore, de quoi est fait ce bain commun d’expériences ? L’espace public et ses interactions, l’engagement dans un rôle, les ressources dans la ville. Chacun s’active dans un monde fort singulier, joue un rôle très précis, dont la ligne de conduite majeure est la débrouillardise en public et l’inventivité dans la ville. Les habiletés de chacun – baratin, jeu, bagou, astuce – passionnent Goffman et constitueront le socle de ses théories à venir.
Que ce ce soit en suivant la tournée du facteur sur une minuscule île ou en qualité d’assistant du directeur des sports à l’hôpital psychiatrique, ou encore en jouant des sommes importantes des nuits entières au casino, Erving épouse des rôles qui « le mouillent » pour parvenir à tenir une théorie des jeux et des engagements de façon convaincante… et devenir Goffman en somme !
Et c’est là que le récit de Winkin devient épique et étonnant, si loin des codes biographiques et de leurs cascades de convenances. Les récits des colloques et autres rassemblements professionnels annuels montrent comment le jeu et la comédie l’emportent pour Goffman, qui refuse d’un air agacé, comme une star de cinéma, toute photographie durant ses conférences, interpelle violemment ses collègues par une théâtralité du combat, donne une leçon en une phrase : « La première chose que vous devez faire, en entrant dans la place, c’est de réduire votre vie à sa plus simple expression, la réduire autant que faire se peut ». Une règle d’or en ethnographie et pour qui se réclame de l’observation directe : se taire, ne pas bouger, baisser les yeux, se penser transparent. Soit l’envers de ses démonstrations en public.
L’ouvrage de Winkin raconte avec enthousiasme quelques conférences où l’athlète teste ainsi sa fameuse « gestion des impressions » en jouant le conférencier faisant la théorie de sa place de conférencier, laquelle consiste à faire croire qu’il est totalement investi dans sa relation avec son auditoire… même s’il pense à son bol de chocolat du matin ! D’où sa théorie du « soi » comme un personnage joué devant un auditoire qui doit montrer en retour qu’il a confiance dans son propos.
Dans ce livre passionnant, Yves joue à cache-cache avec Erving ; c’est qu’il sait que ce dernier détestait le genre biographique "qui n’est qu’une manière de réifier quelque chose qui n’en vaut pas la peine, une manière d’exploiter la niche sociale de quelqu’un pour les récompenses qu’on peut en tirer, de transformer l’opportunisme en vertu".
On peut dire que Winkin n’en a pas fini. Les observations des joueurs des casinos sont restées inachevées. Bien que Goffman se préparât activement à une plongée encore plus profonde, en suivant des cours de formation de croupier, nous dit Winkin, en achetant des pantalons spéciaux, avec des poches très profondes pour toujours avoir des jetons sous la main, on en sait peu sur cet univers du jeu, terre si mystérieuse, malgré quelques allusions dans un chapitre (« Les lieux de l’action ») des Rites d’interaction (1974), où Goffman observait les situations de crise où tout peut basculer, le « random walk » : ce moment où le joueur peut tout perdre comme tout gagner, et où il doit continuer à jouer sans céder à la panique, faire montre d’assurance et espérer que la chance tourne haut.
Erving Goffman est enseigné dans toutes les facultés de sociologie comme un solide classique, étudié dans de nombreux manuels pâteux et des précis satinés. Ici, on le voit dans son désir, dans son inquiétude, son hésitation. Marcher sur un fil, être en oscillation, un pied en avant : un exercice que Winkin nous raconte d’un ton franc et familier, et qui nous invite à redécouvrir avec Goffman ce qu’enquêter sur les situations chancelantes veut dire.

Compte-rendu repris avec l’aimable autorisation de la revue En attendant Nadeau