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Autofiction : la sorcière et le magicien


par E.G.
le 7 octobre 2022

La sorcière et le magicien

“L’Homme est un animal social”. Je déteste cette affirmation. Je la déteste car elle est
vraie. Elle me poursuit, tous les jours, depuis l’enfance. “L’Homme est un animal social”. Ces mots sonnent comme une condamnation. Une malédiction qui m’emprisonne. Je ne veux pas. Je voudrais m’arracher à cette vérité absolue mais je ne peux pas. Je n’y arrive pas.

“Et toi Danaël, t’en penses quoi ?” Je me tourne vers mon frère. Je sens son regard se poser sur moi et son sourire se dessiner sur ses lèvres. Il ne répond pas. Il ne répond jamais. Il n’en a pas besoin. Je perçois une moquerie douce dans son silence. Très bien. Je me calme. J’accepte mon sort. Je suis un animal social. En naissant, c’est la nature que je me suis imposé. Il y a pourtant des jours où je me sens à
peine humain, où je regarde ceux qui m’entourent sans comprendre ni leurs actions, ni leurs codes, ni leurs pensées. Je me perçois comme une créature, prisonnière d’une cloche de verre. Témoin du monde extérieur mais incapable d’en faire pleinement partie, incapable d’agir comme je devrais, je suis contraint de me satisfaire de ma propre compagnie. Souvent, cela me convient mais le naturel finit toujours par revenir. Après tout, je suis humain. Alors j’observe les autres, j’essaye d’imiter leurs manières, leurs langages. L’illusion est médiocre mais curieusement elle semble fonctionner, ils m’acceptent comme l’un des leurs. C’est épuisant.

Aussi loin que je me souvienne, ça a toujours été ainsi. J’étais l’enfant étrange. Celui qui ne parle pas, qui craint les autres. Qui ne leur ressemble pas. Qui ne les aime pas. Ma mère dit que j’étais “sauvage”. C’était mon trait de caractère. Ça n’a jamais été inquiétant car ça n’a pas affecté mon développement et, par quelque miracle, ne m’a jamais empêché d’avoir des amis. Puis l’école primaire est arrivée.

Les cours de récréation sont des endroits fascinants. Les auteurs aiment imaginer ce à quoi ressemblerait une société dirigée par des enfants. Il y a tant de livres et de films présentant ce genre d’univers. En vérité, il suffit d’observer les cours de récréations. Des royaumes entiers, où l’enfant règne en maître, où l’adulte ne représente qu’une sorte de présence quasi-invisible mais dont nous redoutons l’autorité toute puissante, telle une sorte de divinité. Ce ne sont pas des royaumes chaotiques et désorganisés. Tous, sous formes de factions prédéfinies par âge et sexe, obéissent à des règles précises qui structurent nos intéractions. D’un côté, il y a les garçons. Ils jouent entre eux, souvent au foot. C’est eux qui occupent le plus grand territoire, au milieu de la cour. Ensuite il y a les filles. Elles sont séparées en plusieurs petits groupes qui se répartissent sur des petits territoires, autour du
terrain de foot et sous le préau. Suivant leur zone et leur nombre, elles jouent au papa et à la maman ou à la corde à sauter. Ces deux factions n’interagissent qu’à de rares occasions, pour les tournois de billes ou encore le commerce de bracelets ou de cartes à la mode. Parfois, peut-être une ou deux fois dans l’année, ces factions s’unissent à l’occasion des grands jeux communs, nécessitant une équipe de filles face à une équipe de garçons. Il y a aussi une troisième faction. La mienne. Celle que l’on préfère ignorer. Celle des garçons qui ne jouent pas comme les garçons, des filles qui ne jouent pas comme les filles et de ceux comme moi, qui pour des raisons diverses et variées ne parviennent ni à s’intégrer ni à s’identifier à aucun de ces groupes.

J’ai vécu à l’étranger quelque temps quand j’étais au collège. Je me souviens de ce sentiment d’étrangeté lorsqu’on est entouré de gens qui parlent une autre langue. Cette sensation de déracinement, de ne pas appartenir à la masse. Naturellement, on cherche à se rapprocher des autres expatriés. Préférablement de ceux qui partagent notre langue et notre culture d’origine, mais lorsqu’il n’y en a pas on se rapproche alors des autres qui, comme nous, sont déracinés. Quand on ne trouve personne qui partage notre langue, on se raccroche à ceux qui partagent
notre expérience. Pour moi, cette troisième faction fonctionne selon la même logique. Nous ne trouvions pas notre place parmi la masse. Nous ne parlions pas leur langue, nous ne comprenions ou n’acceptions pas leurs codes et les règles muettes que tous semblaient instinctivement connaître. Nous étions un groupe hétéroclite, unis par des jeux qui ne ressemblaient pas à ceux du groupe “fille” ou du groupe “garçon”. Certains d’entre nous auraient pu se joindre à la masse s’ils l’avaient désiré, tous ne partageaient pas mon inaptitude sociale, mais la différence était acceptée car elle était la norme. C’est elle qui nous unissait. C’était mon royaume.

Lorsque j’ai commencé l’école primaire, je n’ai pas tout de suite eu conscience de ma différence -il faudra pour cela attendre l’âge de mes seize ans- mais, au fond de moi, j’en avais connaissance. Les autres enfants ont commencé à me mettre à l’écart peut-être, ou parce que le professeur m’avait, de lui-même, séparé des autres. Je ne l’ai pas interprété comme une punition. J’ai bien fait. Ce n’en était pas une. Lorsque j’y repense, mes professeurs, du primaire jusqu’au lycée, ont toujours eu une attitude amusante à mon égard. Ils ne savaient pas comment m’aborder, comment me comprendre. Tous ont vu ma différence, aucun n’a su mettre le doigt sur mon handicap. Il y a ceux qui ont essayé de mettre en place des systèmes, des aménagements adaptés à ma nature. Il y a ceux qui, incapables de me comprendre, ont choisi de m’ignorer. Enfin quelques-uns, plus rares mais plus marquants, ne pouvant tolérer la différence, ont déversé sur moi leur frustration.

Curieusement les hommes ont toujours été plus patients avec moi que les femmes. Parmi cette multitude de professeurs, deux en particulier sont ancrés dans ma mémoire, piliers indestructibles de mon identité d’aujourd’hui. Madame C. et Monsieur T. L’une est une sorcière, l’autre un magicien. Madame C. représente pour moi tout ce qu’on ne devrait jamais trouver dans une école : la cruauté, le mépris, l’impatience ; la méchanceté pure et simple d’une vieille femme aigrie. Elle aussi m’avait séparé des autres. À l’inverse de quelques autres professeurs, dont Monsieur T., elle ne se contentait pas de mettre mon bureau légèrement à l’écart pour me permettre de travailler à mon rythme et au calme. Elle préférait m’imposer l’humiliation de m’envoyer étudier dans d’autres salles lorsqu’elle faisait le cours aux autres. Cette fois c’était bien une punition. Dans mon école, c’est ce que l’on faisait aux élèves qui posaient vraiment problème, qui mettaient le désordre et empêchaient sérieusement les autres de travailler. Ce n’était pas mon cas. Certes, on ne pourrait pas me qualifier “d’enfant sage”, mais la timidité maladive qui m’affecte m’a toujours interdit de causer le moindre trouble.

Que me reprochait Madame C. alors, pour m’infliger un tel châtiment ? La liste est longue. De préférer dessiner sur mon sous-main plutôt que d’écouter sagement le cours, la tête droite, les mains posées sur le bureau. De ne jamais compléter mes devoirs à temps. De passer un temps excessif sur le moindre exercice même lorsque, à l’évidence, je comprenais les leçons. De ne pas noter les dites leçons assez rapidement. D’être désorganisé. D’être en retard. De ne pas suffisamment participer en classe. D’être trop timide. La liste est trop longue, j’en oublie certainement... pourtant je ne pense pas que toutes ces choses fassent de moi un mauvais enfant. Un mauvais élève possiblement, mais pas une mauvaise personne.

Je l’étais peut-être pour d’autres raisons, bien que je doute qu’un enfant puisse être mauvais, mais ces difficultés scolaires, qui ne m’ont par ailleurs pas empêché d’avoir de bon résultats, n’en étaient pas la cause. La majorité de ces torts que l’on me reprochait à longueur de jour, je l’ai découvert plus tard, découlent en réalité directement d’un handicap, d’un dysfonctionnement de mon cerveau, qui n’a été diagnostiqué que très tardivement. Aucune punition n’aurait pu fixer ces fautes qui échappaient à ma volonté. Je n’étais pas mauvais, simplement différent, je le
comprends aujourd’hui, mais c’est trop tard. Le mal est fait. On me l’a trop fait ressentir, la honte de ne jamais être à la hauteur. On m’a trop affublé de défauts et d’étiquettes sans me connaître. Feignant, distrait, négligent, froid, fourbe…une à une je les ai prises ces étiquettes, je les ai assemblées ensemble comme un costume, une armure que je porte pour cacher sa honte. Je les ai fait miennes pour qu’elles ne puissent plus me blesser, j’ai fait de l’échec mon œuvre et ma fierté, mais sous le costume, je continue d’exister, je connais la vérité et elle m’enrage. Sous l’armure, je rêve de réussite.

J’en veux à cette femme. Je lui en veux terriblement pour toutes les punitions et les brimades mais plus encore pour les injustices. Beaucoup de personnes vous le confirmeront, Madame C. est une horrible personne, mais pas avec tous ses élèves. Seulement certains. D’autres au contraire sont favorisés, encouragés. Ils reçoivent les compliments tandis que certains, toujours les mêmes, reçoivent des insultes. Je me souviens de ces quelques favoris. Souvent des garçons, souvent les plus bruyants. Eux non plus je ne les aime pas. Ce sont eux les plus populaires à l’école, parmi les professeurs comme parmi les élèves. Ils ne le méritent pas. Ils parlent fort, ils se croient en récréation dès que la maîtresse a le dos tourné et ça m’empêche de travailler. Parce que pour eux la vie est plus facile, ils se croient tout permis. Pourtant ce ne sont pas eux qui sont punis. Est-ce donc ainsi que le monde est fait ? Eux, peuvent faire ce qu’ils veulent, peu importe s’ils dérangent les autres mais moi, en plus de me reprocher mon handicap, on me reproche aussi mon silence ? Car on me la reproche, cette timidité maladive qui m’affecte depuis la petite enfance, bien qu’elle ne cause de tort à personne.

J’ai d’ailleurs souvenir d’un événement en particulier qui touche à ce détail. C’était avec Madame C., évidemment. Elle avait convoqué ma mère, ainsi que le directeur,
pour leur conter une nouvelle fois mes méfaits. Je devais avoir environ 9 ans et j’étais terrifié par cette rencontre. D’une part car mon anxiété naturelle me fait craindre toutes les figures d’autorité, fussent-elles aussi gentilles que ce directeur pour lequel je n’éprouve aucun ressentiment, et d’autre part car je savais pertinemment que cet entrevue aurait pour conséquence le courroux de mes parents et les violentes remontrances qui s’y associaient toujours. Je ne me souviens pas des reproches exacts qui m’ont été fait pendant cette petite réunion, mais je les devine facilement, ils m’ont été fait tant de fois que c’est à croire que les mauvais professeurs n’ont qu’un cerveau commun. Les mêmes accusations, les mêmes mots,
les mêmes menaces, les mêmes formules toutes faites, années après années et sans doute répétés sans distinction à tous les enfants de mon espèce. On s’en lasserait presque.

Ce dont je me souviens toutefois, c’est ce que j’ai ressenti à l’époque. À la peur et l’appréhension se mêlait la honte d’avoir, une fois de plus, échoué. La frustration de ne jamais être à la hauteur malgré mes efforts et la colère de ne pas être entendu. Je me souviens du regard plein de compassion du directeur qui semblait inlassablement répéter “tu es une élève très intelligente, si seulement tu faisais un petit effort on pourrait te faire sauter une classe” sans voir que plus
d’efforts pourraient bien me tuer. Comme si l’intelligence avait quoique ce soit à voir là dedans. À croire qu’on ne peut pas être handicapé si l’on est intelligent. J’ai 120 de QI et un dysfonctionnement cérébral, c’est comme essayer de conduire une 2 CV avec un moteur de formule 1 : ça ne marche pas bien mais ce n’est pas le moteur qui est en cause. Je me souviens de Madame C., se déchaînant sur moi, plus encore que d’habitude. Je la déteste, mais je ne peux pas lui faire face. Je suis trop jeune. Ce n’est pas à moi de me défendre dans ce tribunal de l’injustice. Le directeur est le juge, Madame C. le procureur mais où est donc mon avocat ?

Je me souviens de la honte, de la peur, de la frustration mais je ne me souvient pas de ma mère et c’est bien ça le pire. Elle m’affirme aujourd’hui m’avoir défendu mais l’immense sentiment d’abandon qui m’envahit lors de chaque réunion parents-professeurs depuis ce jour me fait croire l’inverse. Ma mère m’aime, c’est une évidence, mais dès lors qu’il s’agit de mon handicap ou de mon anxiété sociale, je dois me battre seul. Impuissant, j’assiste au reste de la scène à travers les yeux de la petite fille que j’étais. Je ressens tout. La honte, la frustration, la tristesse, la peur. Je vois tout. Madame C. face à moi, la salle de classe mal éclairée, toujours cette même bienveillance feinte dans le regard du directeur. L’absence trop marquée de ma mère. La solitude. Une sensation de chaleur dans mon visage, une douleur
dans ma gorge. La panique face au danger imminent que je sens arriver. Ma vision qui se brouille. La voix de Madame C. se fait plus distante et le regard du directeur disparaît peu à peu, alors que je tente de vaincre les émotions qui me submergent. Je ne dois pas craquer. La solitude, la honte, la honte. Quelques mots de Madame C. parviennent encore à mes oreilles. Je ne peux pas les bloquer. Ils pénètrent mon armure et me transpercent le cœur. C’en est trop et comme tout enfant l’aurait fait, je fonds en larmes. Je me sens si mal. Je relève les yeux l’espace d’un instant. À travers mes larmes, je vois le regard froid de Madame C. qui me dit alors, d’une voix sans affect : “Tu vois, si tu avais vraiment été timide, tu n’aurais jamais osé
pleurer.”

Longtemps, je me suis reproché d’avoir craqué, d’avoir été si faible. Une part de moi me dit que je ne me suis pas assez battu et que ces pleurs n’étaient que pour inspirer la pitié. Elle me dit que mon handicap n’est pas réel, mon anxiété sociale non plus, que ce sont des excuses inventées pour manipuler les autres. Je sais aujourd’hui que cette partie de mon être a la voix de Madame C. Pour moi, elle est bien plus qu’une institutrice. Elle est l’incarnation de tous les mauvais professeurs, de toutes les injustices, de toutes les souffrances que les enfants comme moi
peuvent traverser. Je sais que je ne suis pas un cas isolé. Mon histoire n’est pas la mienne, elle n’est pas unique, ma colère non plus. Le monde est empli de Madame C. Toutes les choses mauvaises que j’ai pu vivre pendant mon enfance, les crises de colère de mes parents, les violences physiques et morales du quotidien, ma propre personnalité qui me répugne, toutes ces expériences que je sais communes aux enfants de ma race, tout est Madame C.

Même aujourd’hui, si je suis en mesure de la critiquer comme je le fais, si j’ai la capacité de dire autant de mal d’une autre personne, c’est elle qui me l’a inculqué. Je ne fais que recracher le poison qu’elle m’a elle-même injecté. En tant qu’institutrice, elle ne m’a pas appris grand-chose, mais en m’accusant de tous les maux, elle m’a au moins enseigné le mal. Je sens à nouveau un regard se poser sur moi. Danaël, mon frère, ma bonne conscience. Qui d’autre pourrait me regarder dans un moment pareil. Son silence moqueur finirait presque par m’agacer. “Ne me juge pas comme ça, si tu l’avais eu comme maîtresse, toi aussi tu t’énerverais.” Il ne répond pas. Forcément. Comment fait-il pour toujours être aussi calme ? Pour ne jamais
haïr personne ? Ceci dit, il a raison. Je suis toujours à critiquer, à me plaindre, à médire des autres mais je n’ai pas vraiment de raison de le faire.

Malgré certaines mauvaises expériences, en effet, j’ai eu une belle enfance. Monsieur T. y est sans doute pour beaucoup, car si pour moi Madame C. est le mal incarné, lui est l’allégorie de l’espoir. Je l’ai eu juste après Madame C. Je n’ai jamais été un grand adepte de l’école mais après une année auprès de cette femme, les relations s’étaient encore détériorés et j’avais développé une véritable aversion pour les adultes, plus encore pour ceux du corps enseignant. Cette année-là, Monsieur T. a donc découvert dans sa classe une élève en difficultés certes, mais qui n’avait également plus aucune motivation pour progresser et était incapable de demander
de l’aide. J’étais devenu maître dans l’art d’esquiver devoirs et punitions et, pour les avoirs trop souvent entendus, j’étais devenu presque insensible aux reproches et aux menaces.

Pourtant, Monsieur T. a su me démontrer que je n’étais pas une cause perdue. Comme quelques autres avant lui, Monsieur T. a vite compris qu’il était nécessaire de me donner mon propre espace pour me permettre de travailler. Mon bureau a donc été placé un peu à l’écart,au fond de la classe, sans voisins pour me déranger. De là, j’avais une bonne vue sur la tableau, je n’étais pas trop près des fenêtres, sources de distractions supplémentaires, et je pouvais travailler au calme en prenant tout le temps nécessaire. Il ne m’a jamais insulté et ne s’est jamais ouvertement moqué de moi lorsque j’étais en difficultés. Il lui est parfois arrivé de me rappeler à l’ordre par une remarque humoristique, lorsque cela était nécessaire, mais c’était sans méchanceté, loin des moqueries cruelles, visant à m’humilier auprès de mes
camarades que j’avais connu l’année précédente. Lorsqu’il s’énervait, il ne criait jamais, ni sur moi, ni sur les autres. Il préférait nous expliquer les conséquences que telle ou telle action pourrait avoir dans le futur et, quand nous faisions quelque chose de bien, nous étions félicités. Il me donnait envie de progresser. Il me donnait presque envie d’aimer l’école.

Après une année entière de critiques et de brimades auprès de Madame C., j’avais perdu tout intérêt pour l’école. J’étais persuadé d’être un mauvais élève par nature. Ma mère n’aidait pas et me répétait que j’étais comme ça parce que je n’aimais pas apprendre. C’est ridicule. Je pense que tous les enfants veulent apprendre, même les saloperies dans mon genre. Je crois que Monsieur T. se disait la même chose et il a réussi à me prouver, ainsi qu’à ma mère, qu’une bonne motivation peut changer n’importe qui en bon élève. Il a pour cela réveillé un instinct de compétition primaire, profondément enfoui sous toutes mes couches d’anxiété. Un après-midi, en fin de journée, il a annoncé que nous allions faire un jeu. Prendre notre livre de français et compléter, sans faire d’erreurs, le plus grand nombre d’exercices possible avant que la cloche ne sonne. Ma mémoire me fait un peu défaut, je ne me souviens pas
exactement quelle a été ma réaction lors de cette annonce, mais me connaissant, j’imagine qu’elle a commencé par me stresser. Tout ce qui sort de l’ordinaire m’angoisse. Puis de ce stress est né une excitation nouvelle, une volonté folle de gagner. Surpasser mes camarades, moi-même et tous les autres élèves de la terre, à tout prix. C’était mon seul objectif. Il n’y avait pas de récompense derrière ce jeu, pas de classement, pas de gagnant ni de perdant, mais moi je savais que Monsieur T. le verrait si je complétais plus d’exercices que les autres, qu’il serait surpris, fier peut-être, de me voir si rapide, si efficace. Je voulais lui prouver de quoi j’étais capable. Me prouver de quoi j’étais capable. Je voulais être fier de moi. Et j’ai
réussi.

Ainsi, quand le professeur annonce ce petit jeu, je prends mon livre de français, comme tous mes camarades. Le but est de compléter le plus d’exercices possible en un temps donné. Nous sommes en milieu ou en fin d’année, je connais ce livre. Il est divisé en plusieurs chapitres : conjugaison, orthographe, grammaire, vocabulaire,... Je n’ai pas à réfléchir longtemps, je sais où sont les meilleurs exercices, ceux qui sont les plus courts et les plus faciles à faire. D’un geste rapide, j’ouvre le livre au chapitre que je préfère. Je me souviens du liseré bleu foncé qui l’annonce. C’est de l’orthographe, je crois. Mes yeux sondent les pages à la recherche d’un exercice qui me semble intéressant. Là. J’en sélectionne un et je le complète le plus rapidement possible. Pas plus de quelques minutes. Vite. Aller voir Monsieur T. pour qu’il le
corrige. C’est bien. Il n’y a pas de fautes. Je cours à mon bureau et passe à l’exercice suivant. J’en complète ainsi un deuxième, un troisième, un quatrième, un cinquième... Lorsqu’un exercice me semble trop fastidieux, je le passe. Les pages volent sous mes doigts alors que je les passe à toute vitesse, passant d’un chapitre à un autre. Pas besoin de perdre de temps à me relire, je ne prends que des sujets que je connais, je sais qu’il n’y a pas de fautes. Entre chaque, je vais au bureau de Monsieur T. me faire corriger. Je vois bien qu’il est impressionné de me voir si rapide, moi qui suit d’ordinaire si lent. J’ai un dysfonctionnement cérébral, mon cerveau régule mal la dopamine. Mal stimulé, je suis en manque et je ne peux rien faire mais bien stimulé…j’ai un moteur de formule 1. Trop concentré sur mes exercices, je ne le réalise pas encore, mais j’aime travailler. J’aime ce sentiment de toute puissance face à un travail bien fait, lorsqu’il n’y a pas d’erreurs, lorsque je choisis ce que je veux étudier. J’aime réussir. Une chose que je pensais jusqu’à ce jour irréalisable. Moi, le mauvais élève, la mauvaise tête, je suis capable d’accomplir quelque chose et d’en être satisfait. Je suis capable de faire quelque chose de bien. Par cet exercice, par ce jeu tout simple, c’est avec tout mon passé scolaire que Monsieur T. me réconcilie. Pour un enfant de mon âge, c’est une vie entière.

Il y a eu d’autres professeurs après Monsieur T. Des bons, des mauvais, d’excellents
mais lui seul m’a libéré de ma malédiction. Il m’a donné les clés pour reconquérir ma
confiance en moi ou plutôt l’acquérir, car en une vie entière de défaite, je doute fort d’en avoir déjà eu. Il a cru en moi quand moi-même j’avais abandonné. Après lui, cette sensation d’ivresse face à la réussite, j’ai pu la ressentir à nouveau, par ma propre impulsion, sans aide. Sans Monsieur T., sans cet incroyable tour de magie, sans ce premier miracle qu’il a accompli sur ma personne, aucune de ces réussites futures n’aurait existé. La malédiction, le venin de mes expériences passées m’aurait dévoré bien avant que je ne trouve la force de croire en moi. Bien sûr l’handicap n’a pas disparu, l’école et toutes les expériences de la vie sont, et resteront, affectées par cette particularité, mais je sais désormais que je peux travailler. Que j’aime travailler. C’est le système scolaire qui entre en conflit avec mes besoins mais pas le
fait d’étudier en lui-même. Ma différence ne fait pas de moi une mauvaise personne, encore moins un incapable. Sans Monsieur T., je n’aurai pas découvert l’incroyable bonheur qu’il y a à étudier. Son miracle a été le premier pas vers cette prise de conscience. Sans lui, je ne serais pas à l’université. Je ne voudrais pas consacrer ma vie aux études comme je le désire aujourd’hui.

D’une certaine manière, sans Madame C. non plus. J’ai converti ma haine contre elle et contre ce qu’elle représente en volonté et en ambition. Je réussirais, précisément parce qu’elle m’a fait comprendre que j’en étais incapable. Dans une vie, il ne suffit parfois que de quelques rencontres et quelques expériences pour former une personne. Chaque bon roman, chaque aventure nécessite de bons personnages et de bons antagonistes. Pour moi, c’est une sorcière et un magicien.

“C’est une bonne fin non ? Je pourrais terminer comme ça.”

L’Homme est un animal social, mais il se plaît à rejeter ceux qui ne se conforment pas. Un enfant qui ne parvient pas à s’adapter au système qu’on lui impose sera mis à l’écart, puni ou humilié, jusqu’à ce qu’il apprenne. J’ignore si ce mépris provient d’un instinct naturel ou de la perversité de certains individus. Peut-être un peu des deux. L’Homme cherche le contact de ceux qui lui ressemblent. Moi aussi, mais dans mon entourage proche ceux qui me ressemblent sont rares. Ce n’est pas une plainte, c’est une observation. Mon handicap est indissociable de ma personne car il affecte tout mon fonctionnement, mon mode de pensée et mes expériences. Ce n’est pas une maladie, ce n’est pas quelque chose de grave. Je ne le déplore pas. Dans une certaine mesure je l’apprécie même, parfois, mais il me différencie de la masse et me fait apparaître en décalage constant par rapport au monde. Je suis loin de ceux qui me ressemblent et de ce fait, je suis comme un perpétuel étranger parmi les autres.

À mes côtés, Danaël m’aide à me relire. Silencieux. Il ne semble pas convaincu. Je vois bien qu’il n’aime pas ce texte. À vrai moi non plus. Ce drôle de texte qui en dit trop mais qui ne dit rien. Est-ce seulement moi qui l’ai écrit ? Je me tourne vers mon frère. Je l’imagine me ressemblant, le même visage fin et anguleux, les mêmes yeux bleus, les mêmes boucles épaisses. Il a les cheveux plus clairs que moi je crois. Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais vu. Il n’a jamais vécu. Je me vois en lui comme dans un miroir déformant. Il représente tout ce que je pourrais être et je suis tout ce qu’il ne sera jamais. Il est bon, patient et aimant et moi, je suis vivant. Je suis un animal social, condamné à m’intégrer en bon membre de la société. En naissant c’est la nature que je me suis imposé ; en mourant avant d’avoir vécu, c’est la nature qu’il ne peut que désirer

E.G.